Le feuilleton de la semaine

Le Prophète et l'Amazone

 

Ce roman a été écrit de semaine en semaine, sans plan déterminé, du 24 septembre 2006 au 23 septembre 2007. Vous avez là une version non complète et non corrigée.

La version définitive (92 pages, sans les dates d'écriture et avec les corrections) est téléchargeable gratuitement : version définitive.

 

Première partie

Première semaine (24 septembre 2006)

Chapitre premier

Au départ c'était le bordel. Poussières, rognures, solitudes. Et au-dessus de tout ça planait un mec totalement déprimé. Un détective. Un type au bout du rouleau. Mais pas le bout du rouleau comme on l'entend d'habitude. Là le mec il était à l'autre bout du rouleau, au début du rouleau. Le jour se levait, il alluma la lumière. Il vit le néon hésiter, grommela : Bon, bon, et passa la journée à attendre que le téléphone lui amène une affaire...

Le soir il fit deux heures de rangement, prit un bain, se coucha. Le troisième jour, il se cuisina une purée de pommes de terre (très bonne). Le téléphone n'avait toujours pas sonné, et il se dit: Ce soir je fais un tour dehors.

C'était décembre, ils avaient mis des guirlandes d'ampoules électriques dans la rue, roues, étoiles, carrés, triangles. La pluie avait mouillé la chaussée et ça brillait de toute part. Un air de fête, un parfum de promesse. Il respirait plus calmement. Il était quatre heures du matin dans la ville froide.

Il passa la journée au bureau, à regarder le soleil d'hiver découper des ombres sur les murs. Le lendemain, il aperçut une grosse mouche, noire, vieille, lente, velue. Il relut l'histoire de Jonas, le prophète qui se fait avaler par une baleine. Et si j'étais prophète, se demanda-t-il. Si j'allais dire aux gens de se repentir...

Il s'arrêta sur une phrase : « L'Eternel parla au poisson et le poisson blackboula Jonas sur la terre ferme. » Il rabâcha ce verset machinalement, en hébreu, en français, en anglais, et s'essaya à plusieurs traductions. Il avait perdu la notion des jours, du temps. La sonnette le trouva complètement perdu. Il essaya de se rappeler comment se donner une contenance, reboutonna sa chemise, lissa ses cheveux.

C'était une fille blonde. Elle ôta son manteau. Robe noire moulante, des yeux clairs. Sûre de sa beauté et fragile comme un petit oiseau craintif. Il la prenait dans ses bras, l'embrassait, la renversait sur le canapé, en imagination, tout en l'écoutant vaguement parler.

Deuxième semaine (1er octobre 2006)

Elle disait s'appeler Chloé Mauricette. Depuis un an, elle allait dans un centre new age de ressourcement. Au départ, c'étaient des cours de danse dans divers lieux de la ville. Puis des stages en Bretagne et en Normandie. Ils méditaient dans les cimetières, dansaient des heures sous la pluie, fêtaient l'aube, les saisons et les lunes.

Elle découvrait la nature, sauvage, souveraine, protectrice. Elle se détachait de la tutelle humaine, se nourrissait d'herbes, de fruits des champs, et atteignait en elle-même des territoires insoupçonnés. C'était la partie pure de l'expérience.

Face sombre : extorsion de fonds, faveurs sexuelles, harcèlement moral. Elle n'avait pu faire autrement que de se donner, corps et âme, et compte en banque, à la prof de danse, Myriam, une fille un peu grasse, persuasive, aux goûts étranges, pervers.

Le mot pervers réveilla le détective, il regarda les yeux délavés de sa cliente et n'y trouva aucune lueur. C'étaient les faits, uniquement les faits, sans émotion.

A l'entendre, elle semblait s'être livrée librement à la secte, au vice, à la ruine, et s'en être tirée sans remords ni souffrance. Et pourtant il lisait son extrême vulnérabilité : nervosité, raidissements soudains, spasmophilie, en contradiction avec cette pseudo-impassibilité. A chaque instant il la sentait prête à crier, à s'effondrer.

Petit oiseau
La forêt est en feu
Petit oiseau
N'aie pas peur
De la casserole
De la femme
Du chasseur
La forêt est en feu
Petit oiseau
Et le chasseur cuira
Dans le même brasier que toi

« Je vous offre un verre ? » fit-il en tirant une bouteille entamée de sous le bureau. Une affreuse piquette qui datait de la semaine précédente, un venin acide. Ils burent sans broncher, ravalant la grimace. Le silence s'installa. « Vous allez me venger », dit-elle en défaisant sa robe et en s'offrant à lui. Il se dit qu'elle pourrait bien aussi un jour s'en prendre à lui, mais il profita de l'aubaine et répondit à son baiser. Sa dernière pensée lucide fut : « Alors c'est ça, la terre ferme... »

Troisième semaine (8 octobre 2006)

(Dans son rêve il voit des hommes en blanc balancer des branches d'arbres. Il respire un parfum de myrrhe. Chloé dort paisiblement dans le canapé. Il se sent joyeux.)

Quatrième semaine (15 octobre 2006)

D'une certaine manière, ce qui allait suivre, les rencontres, les bagarres, les voyages, les problèmes (et qui sait s'il n'y aurait pas une ou plusieurs morts dans tout cela), oui la suite de l'histoire aurait aussi bien pu ne pas se produire. Il aurait pu rester près de Chloé éternellement, à savourer chaque minute d'amour, à mesurer la douleur de leurs éloignements et la grâce de leurs retrouvailles. Il aurait pu aussi rester dans son rêve, ou mourir dans ce bureau vieillot, car après tout il n'était pas en excellente santé.

Il était sorti, le square n'était pas encore ouvert, une mince couche de givre dissimulait la végétation. Un petit brouillard s'élevait du sol. Il respira l'odeur de la terre et se sentit revivre. La jardinière du square arrivait, il l'attendit devant la grille. Ils parlèrent du climat, elle jugeait que tout venait à son heure et qu'il fallait profiter du bon côté des choses. Tenez, le givre, c'est beau, et puis c'est le cycle de la nature. Mais faites attention, dans les allées, ça glisse...

Il y avait beaucoup d'espèces d'arbres dans ce jardin, il arrivait à reconnaître le sapin, l'olivier, le marronnier, le gingko biloba, le cerisier du Japon, le palmier, le jasminier, les roseaux, et c'était à peu près tout. Dans un coin, il y avait une odeur de vanille, mais il n'avait jamais réussi à savoir précisément d'où elle venait. Il pensa à Chloé, qu'il avait laissée endormie sur le canapé, à Chloé et à Barbe-Bleue. Si Chloé ouvrait les portes de sa vie, elle tomberait certainement sur la salle des cadavres. Quel effet ça lui ferait ? De savoir que derrière le détective banal et mystérieux se cachait un être inhumain aux mains sales... Et lui, comment la regarderait-il, sachant qu'elle le verrait à nu.

D.ieu et Barbe-Bleue, la même chanson de la tentation : regarde bien cet arbre, regarde bien cette clé, je te les donne juste à regarder, à toucher si tu veux, mais gare à toi si tu manges des fruits de cet arbre ou que tu ouvres la porte de cette clé ! Une hystérie s'empare de l'esprit, qui rend fades les autres saveurs du monde au regard du désir et de l'interdit.

(Il voit un corbeau, des pigeons, des souriceaux espiègles et un moineau, vacille sur une plaque verglacée. Derrière la haie passent les promeneurs avec leur chien. Il a un peu froid et remonte chercher la chaleur de Chloé.)

Cinquième semaine (22 octobre 2006)

Le canapé était vide, elle était partie. Il nota tout de suite qu'elle avait fouillé dans ses affaires. Elle s'était aussi servie du téléphone et avait laissé un dossier rose bien en vue sur le bureau. Il se garda de l'ouvrir. Il continua de récolter de petits indices, un cheveu blond, un tiroir fermé de travers, une enveloppe déplacée. Il était très méticuleux et venait de consacrer quelques jours au rangement. Il remarquait les infimes variations de place. Cherchait-elle quelque chose ou était-ce une simple curiosité...

Une intuition lui conseillait de fermer la page sur cette histoire, d'oublier cette fille, de jeter le dossier rose sans l'ouvrir et d'attendre que la porte s'ouvre à nouveau, qu'une autre affaire s'offre à lui. Mais une autre voix lui rappelait les longues attentes désespérées, les factures impayées, les rappels, les menaces d'huissier. Elle lui promettait de l'inconnu, mets rare et périssable. Et il voulut ouvrir le dossier rose.

Pourquoi ferais-tu cela, murmurait la petite voix, et il répondait : Rose, rose, rose. Rose la bouche de Chloé, roses les jambes de Chloé, rose la vie. Et la petite voix répliquait : Ronces, ronces, ronces. Epines et ronces sur ton chemin, écorchures et ronces sur ta peau, chardons et ronces sur ta tombe.

Il se rappela que Chloé avait déplacé le téléphone, qu'elle avait peut-être appelé quelqu'un. Il appuya sur la touche bis. Après deux brèves sonneries, une femme décrocha : "Secrétariat du maire, je vous écoute..." Il demanda si elle avait reçu un appel de Chloé Mauricette. "Non. Que désirez-vous ? - Je suis Gersand Terre (il improvisait complètement), directeur de cabinet au Conseil régional, et ma secrétaire devait vous joindre ce matin. - Non, Monsieur, j'ai ouvert les bureaux il y a deux heures, et Monsieur le Maire n'est pas encore arrivé. - Vous êtes sûre qu'elle n'a pas essayé de vous joindre ? - Tout à fait sûre, monsieur. - Rappelez-vous bien, c'est assez important. Vous auriez pu aussi bien vous absenter et quelqu'un aura répondu à votre place. - Non, Monsieur, je suis restée ici, j'avais des lettres à taper, et le téléphone n'a pas sonné. - Vous êtes bien sûre que le téléphone n'a pas sonné ? - Enfin, oui, Monsieur, il a certes sonné, mais ce n'était pas votre secrétaire... - Qui vous a appelé ce matin ?- C'était Madame Pérette... - Madame Perrette ? - Oui, Madame Eva Pérette. Mais Monsieur le Maire n'était pas là. Voudriez-vous rappeler ultérieurement ?- Merci, Madame, je rappellerai."

Machinalement, il avait ouvert le dossier. Il y avait une liasse de billets de banque, des photos, des adresses, des propectus. La mariée était trop belle. Chloé, alias Eva Pérette, la manipulatrice, une femme qui entretenait des relations proches avec un maire. Quelles relations ? Le maire de quelle ville ? Est-ce que ça avait un rapport avec l'affaire? Il serait facile de le trouver à l'instant. Il suffisait de rappeler cette secrétaire. Mais il n'avait pas envie d'avancer dans ce bourbier. Impossible non plus de revenir en arrière, de retrouver la morne tranquillité de l'hibernation. Il était déjà englué dans l'action, marqué par le corps de cette femme, par son argent, par ses manigances. Il ferma les yeux et regarda des lueurs traverser sa nuit, comme les éclats d'une épée étincelante.

 

Huitième semaine (12 novembre 2006)

Chapitre 2

Il avait comme ça de longues semaines d'absence, des semaines entre parenthèses. S'immerger dans l'inaction, le sommeil, la catalepsie, la maladie, voilà ce qu'il appelait être. Mais il mourait dans l'agitation, il crevait d'être affairé, il pourrissait de vivre. Il ne donnait de prix qu'aux lentes dérives psychiques, aux pâles clartés intérieures. Il souffrait au contraire de jouer des rôles, d'aller d'un point à un autre, de parler, de faire, d'être un rouage de la mécanique sociale, machine aveugle et sourde.

Il se trouvait dans un terrain de camping, en plein hiver, au bord de la mer, avec un vent à décorner les boeufs. Il grelottait, il avait la fièvre, il était brûlant. Trois hommes étaient devant sa tente, trois types costauds, en ciré, le visage tanné, les yeux comme des boules de feu. "Vous allez bien, M'sieur", fit l'un d'eux, les deux autres ne perdant rien de ce qui se passait. Le détective se leva difficilement, éluda les questions et leur proposa du café. "C'est pas de refus." C'étaient des marins qui pêchaient pas loin.

Il fit bouillir de l'eau et ouvrit des boîtes. Ils commencèrent à discuter, sous les immenses nuages noirs qui défilaient. Il s'était inscrit à ce stage de danse un peu suspect, Mouvements pour Gaïa. Avec une quinzaine d'autres personnes, pour la plupart des femmes, à moitié nus au bord de la mer, sur les galets qui endolorissaient leurs pieds et les figeaient dans d'étranges postures, il dansaient pour la défense de l'environnement. En hurlant des mots celtes, ils avaient fait un pélerinage jusqu'à la centrale nucléaire, entourée de barbelés menaçants, qui déversait dans la Manche des trombes d'eau chaude et irradiait les alentours. Sous la pluie, ils faisaient une heure de méditation dans les cimetières. Le soir, autour d'un feu de camp, exaltés par ces débauches généreuses, les yeux brillants, ils écoutaient Myriam, la prêtresse.

"Ouais, et m'est avis que la prêtresse, comme vous dites, ils faisaient pas que l'écouter, et sauf votre respect, elle pourrait bien se retrouver dans quelques mois avec un polichinelle dans le tiroir, et pas par l'opération du Saint Esprit." Ces soirées se terminaient en bacchanales, la prêtresse jetant son dévolu sur l'un(e) ou l'autre des stagiaires. "Elle rirait si elle vous entendait, dit-il aux marins. Elle rirait parce que justement elle ne veut surtout pas avoir d'enfants." Il avait pris un ton mélodramatique qui lui sembla un peu ridicule.

Il n'était pas dans son état normal. Il lui semblait que sa voix résonnait et que la leur lui arrivait avec de l'écho et comme filtrée par du coton. Il venait de leur dire quelque chose qui n'avait pas grand intérêt et ne pouvait de toute façon avoir vraiment de sens que pour lui. La stérilité de la prêtresse avait été un grand sujet de discussion pendant le stage. C'était un des moteurs de sa théorie, la Grande Stérilité. La stérilité du progrès, la stérilité de la société, la stérilité de la reproduction, qu'elle opposait à la fécondité de la danse, de la nature, de la sexualité pure.

Puis il s'était passé quelque chose, il avait oublié quoi. La prêtresse était partie, les stagiaires aussi, et il était resté là seul , dans le camping vide, avec une fièvre carabinée. Il était malade, il avait déliré. "Bon, ben c'est pas tout, ça, mais nous, on a des poissons à pêcher, des gros poissons... Au revoir, et soignez-vous, parce que il y a de quoi attraper froid ces jours-ci."

Neuvième semaine (19 novembre 2006)

Le détective, tenant à peine sur ses jambes, rejoignit les marins qui s'en allaient vers la plage. Il ne savait pourquoi, mais quand ils avaient parlé de gros poissons, il avait pensé qu'ils se préparaient pour une expédition punitive. Il prit l'un deux à part, pendant que les autres préparaient le bateau. "Vous n'allez quand même pas..." Il n'obtint pas de réponse. Le gars le fixait intensément. Il lui secoua virilement les épaules en souriant : "Vous inquiétez pas pour nous, Monsieur, pensez à votre petite santé, vous n'avez pas l'air dans votre assiette." Le détective se demandait lui-même ce qu'il redoutait, il ne comprenait pas très bien de quoi ils parlaient l'un l'autre, il avait l'esprit et les oreilles embrumés, et le bruit des galets roulés par les vagues lui semblait agressif. Il se rendait compte qu'un pan de son existence récente lui échappait. Comme s'il avait été drogué... Oui, ça lui paraissait problable maintenant, il avait été drogué.

Dans le groupe, il y avait une fille qui s'appelait Stella. Elle avait dix-neuf ans, des cheveux châtains bouclés qui lui tombaient en mèches sur le visage, les joues roses, de longs yeux asiatiques, un sourire accroché à ses lèvres. Un soir qu'ils méditaient dans un cimetière (rappel des défunts, invocations aux fantômes, odeur de la mort), elle s'était mise à éclater en sanglots violents. Il était venu pour la consoler, mais Myriam, la prêtresse, s'était interposée avec sévérité.

Finalement Stella, qui était à genoux sur le gravier à l'autre extrémité, s'était relevée et était allée dans un champ non loin, mais il avait senti toute la haine de la prêtresse envers lui. Le soir, il avait trouvé un goût étrange à la tisane, et c'est depuis ce moment qu'il avait la tête lourde, la gorge sèche, une grande faiblesse et plus de souvenirs du tout. Il y avait maintenant trois jours.

La mémoire lui revenait peu à peu. Il avait rejoint Stella près de l'arbre au milieu du champ, où elle était allée trouver un vague refuge contre la bruine tenace. Il l'avait enlacée et elle s'était serrée contre lui. Elle avait commencé à lui parler, et ses confidences s'étaient déversées comme des larmes trop longtemps retenues. Ils échangeaient de longs baisers brûlants. Elle lui avait demandé de serrer un pendentif en or, en forme de coeur, qu'elle portait contre la poitrine, et lui avait fait jurer de ne jamais répéter ce qu'elle lui confiait.

Il faut se représenter des êtres fiévreux, en plein hiver, habillés légèrement, la tête farcie de maximes sur l'existence, l'harmonie, l'héroïsme, l'esprit tendu par des exercices de concentration psychique. Des êtres déjà fragiles, ayant soif d'expériences et de révélations. Stella était à fleur de peau. Elle essayait d'échapper à une mère possessive. Elle avait perdu un petit ami qui s'était suicidé devant elle. Et maintenant elle couchait avec la prêtresse, et se demandait si elle était encore vierge, car l'autre était très imaginative et entreprenante. Tout en lui parlant, le Détective l'embrassait, et leurs baisers étaient des sources de vie.

Il y avait un abreuvoir abandonné, creusé dans la pierre, où s'amassaient l'eau de pluie et la mousse verte. Le détective lui nettoya les yeux et les joues, et un pâle sourire parcourut de nouveau son visage. Il la regardait sans mot dire, interdit par sa beauté.

 

Dixième semaine (26 novembre 2006)

Stella était aussi une fille torturée par ses origines. Mi-vietnamienne mi-française, moitié bouddhiste et moitié catholique, elle avait l'impression que son corps était un champ de bataille génétique et qu'elle ne comptait pour personne. Ses parents s'étaient séparés à sa naissance. Sa mère l'avait élevée seule, mais Stella ne se reconnaissait pas en elle. Elle se sentait exilée, apatride, autre. "Pourquoi moi ?" suppliait-elle. Elle pensait aux personnes qui grandissent bien tranquillement (pensait-elle) avec d'immémoriales identités sociales, géographiques et religieuses. Elle les enviait, alors que son âme était rebelle, révoltée, enragée, et qu'elle n'aurait jamais supporté une existence étroite et traditionnelle.

Elle parlait, en un flot ininterrompu, et lui se perdait dans ses taches de rousseur, dans la blancheur de sa cheville et de son pied nu. "Tu n'as pas faim ?" lui demanda-t-il en toussant.

Il n'avait pas vraiment pu approcher la prêtresse pendant ces journées, elle avait comme une méfiance naturelle. Et les autres stagiaires aussi, épousant le coeur de la chef, l'avait marginalisé. Il avait donc suivi le groupe sans en connaître les mouvements secrets, intimes. Comme un intrus. Alors c'était une aubaine de pouvoir tisser un lien avec Stella, l'exilée, l'innocente, la sauvage.

Mais d'une certaine manière elle n'avait rien à lui apprendre, sauf d'elle-même. Il lui préparait des lentilles sur le petit réchaud au gaz, et elle lui racontait sa famille bancale et son deuil impossible. Elle avait aimé un garçon, et lui l'aimait, mais il l'aimait d'un amour exclusif, possessif, dévastateur, impitoyable. Elle avait pris ses distances. Un soir, il lui avait intimé de venir, la menaçant de se suicider. Elle ne l'avait cru. Il avait pris une corde. Il était mort. Elle se sentait salie, incapable d'aimer. Maintenant aussi, elle voulait prendre ses distances avec sa mère, mais elle avait peur de lui faire du mal. "J'ai faim", dit-elle en grelottant. Le détective lui donna un bout de pain, en attendant que les lentilles cuisent.

Il l'interrogea sur les rapports qu'elle entretenait avec la prêtresse. "Il y a six mois, j'ai commencé à fréquenter le cours de danse, et Myriam m'a apporté beaucoup. J'étais mal dans mon corps, elle m'a libérée. Tout le monde l'a remarqué, tout le monde m'a dit que j'allais mieux. Elle m'a libérée sexuellement aussi. Même si parfois je trouve qu'elle va trop loin. Je sais que ça fait vieux jeu, mais je voudrais me présenter vierge avant le mariage." Il lui demanda si ça ne lui faisait rien que sa maîtresse aille avec d'autres filles et d'autres garçons. "Non, si ça lui plait. Et d'ailleurs, fit-elle en lui caressant les lèvres avec un doigt, je ne m'en prive pas non plus. Ecouter les rythmes de notre corps, nous laisser entraîner par les attirances énergétiques, c'est le début de l'accomplissement."

" Et qu'est-ce que tu fais de la jalousie ? insista-t-il. - Si la jalousie devient trop puissante et qu'elle m'éloigne de mon intériorité, de ma liberté, de mes instincts, alors je me détache. Je ne me sens pas prête à aimer, comme je te l'ai dit. Pas pour l'instant. Mais ce n'est pas un amour charnel ou social qui nous unit, Myriam et moi. C'est un souffle plus fort, plus vrai. C'est l'amour désintéressé d'une maîtresse et d'un disciple. L'amour fait partie de l'apprentissage et de l'enseignement. - Et notre amour, demanda-t-il avec malice, ces baisers, cette tendresse, de quoi font-ils partie ?" Elle lui demanda un verre d'eau. "Est-ce de l'amour? Tu as eu un geste où j'ai senti que tu avais du coeur, là où Myriam n'est que méchanceté et cruauté , et j'ai été boire à tes lèvres pour apaiser la sécheresse de ma gorge. Et puis la pluie a fait le reste. Mais je passerai la nuit avec toi, si tu me veux." Ses yeux ne paraissaient pas douter que le détective consentît à tout. "Tu sais, ajouta-t-elle, les vierges connaissent bien des plaisirs..."

 

Onzième semaine (3 décembre 2006)

Tout en mangeant les lentilles, il lui dit qu'il aurait voulu passer sa vie avec elle, voir grandir leurs enfants, leurs petits-enfants et rêver aux mille destins individuels qui seraient le fruit de leur amour. Dans ses yeux passait le regret de ce destin impossible. La tristesse d'une secrète malédiction. En même temps, il n'était guère sincère, car enfin il faisait son enquête et la manipulait un peu, cette Stella, il en attendait des informations, il se plaçait sur le terrain affectif pour mieux se servir d'elle. Vérité et mensonge se mêlaient dans cette relation.

Ils avaient parlé avec feu et tremblements jusqu'à la tombée de la nuit, puis ils étaient allés à la réunion du soir. Myriam leur avait jeté un regard noir. C'est là qu'il avait avalé cette tisane au goût bizarre. Il s'était senti mal et avait perdu conscience. Il s'était réveillé ce matin sous sa tente, avait calculé que trois jours s'étaient passés. Mais que s'était-il passé pendant ces trois jours ? Il avait eu faim, froid, fièvre. Les stagiaires s'étaient dispersés et il restait seul sur le terrain de camping.

Il se gratta la tête. Il n'avait plus de cheveux. On lui avait rasé la tête. On l'avait épilé de partout.

Il avait sous-estimé cette affaire. Eva alias Chloé, Myriam, et même peut-être l'innocente Stella, tout le monde réagissait vite alors que lui se débattait dans une purée de poix. "Redoutable !" s'exclama-t-il, en s'appuyant sur la rampe qui surplombait la plage et en regardant avec une terreur muette la mer vert émeraude furieuse et le bateau des pêcheurs ballotté par les vents déchaînés.

 

Chapitre 3

Il se mit en route, à l'aventure. Il avait péniblement plié sa tente et rangé ses affaires dans le coffre de la voiture. Il roulait, les paupières tombant de fatigue. Au bout de dix minutes, voyant une auberge, il préféra s'arrêter. Il y avait trois grosses cylindrées garées devant. Pierre qui roule n'amasse pas mousse, se dit-il, requinqué par la perspective d'un lit confortable.

 

Douzième semaine (10 décembre 2006)

Après deux jours et deux nuits d'un régime de bains chauds, de promenades, de sommeil et de plats fins, dorloté par les aubergistes et les femmes de chambre, avec le spectacle rassurant des quelques autres clients, affables, calmes, opulents, le détective retrouvait quelques repères. A cinq heures du matin, les yeux mi-clos, la tête enfoncée dans l'eau chaude jusqu'au nez, il lisait la prose de Myriam, une photocopie sur papier rose intitulée la Lumière intérieure.

Ecoutez cela et répétez-le à haute voix : "Ce royaume suprême, ni le soleil ni la lune ni le feu ne l'éclaire" (Bhagavad-Gita, 15, 6)). Cela veut dire que la lumière n'y vient pas de l'extérieur, mais de l'intérieur des choses et des êtres. "Eclaire mes yeux, de peur que la mort ne m'endorme" (Psaumes, 13, 4). Cela veut dire que la lumière vient de la Divinité et qu'elle est la vie même. "Tu portes un manteau de lumière" (Psaumes, 104, 2). Cela veut dire que l'état spirituel se voit par l'aura de lumière. Dans toutes les religions, il y a une évidence : la spiritualité entretient la lumière intérieure. COMMENT TROUVER ET DEVELOPPER LA LUMIERE INTERIEURE. Mettez-vous face au soleil, fermez les yeux et massez doucement (ou, mieux, faites-vous masser) le chakra du troisième oeil et tout le front. Contemplez votre soleil intérieur, sentez sa force, il vous accompagnera toute la journée... La lumière intérieure est plus forte et plus intense que la lumière extérieure. Sentez aussi comment votre colonne vertébrale peut devenir un fil incandescent qui vous illumine. Les initiés...

Il se rappelait ces séances de massages, des moments chargés d'érotisme, et la surprise qu'il avait eue de découvrir cette fameuse clarté intérieure, sa puissance et ses bienfaits. Ils avaient le front brillant à force de se frotter. Ce souvenir raviva la blessure qu'il avait reçue de ce stage, l'animosité de Myriam, les épreuves physiques, son empoisonnement, son épilation forcée, la nuit manquée avec Stella. Il se plongea la tête sous l'eau.

C'était une lutte intérieure angoissante. Il se sentait coupable de ne pas avoir été sincère avec Stella, de ne pas avoir essayé d'établir une vraie relation avec elle. Il se battait contre d'autres lui-même, contre le Détective qui joue au plus malin, contre le Séducteur avide, contre le Romantique fatigué, contre tous les masques qui lui cachaient la vérité. Le téléphone sonna. En sortant de la baignoire précipitamment, il glissa sur le rebord et tomba sur la hanche. Il se traîna jusqu'au combiné et décrocha, grimaçant de douleur.

Treizième semaine (17 décembre 2006)

C'était Chloé. Elle paraissait très détendue. Elle lui reprochait ironiquement de se la couler douce dans cet hôtel. "Attendez une minute." Il trouva une position moins douloureuse et continua : "Mais comment savez-vous que je suis dans cet hôtel? - Ah, ah ! ça, c'est mon affaire. (Elle se moquait de lui.) - Ecoutez, il est six heures du matin, je suis en convalescence dans un trou perdu. Et vous surgissez au bout du fil, comme un diable de sa boîte. (Il s'emportait.) Dites-moi comment vous m'avez retrouvé ? - C'est à moi de le dire ? - Oui, dites-le, sinon... - Sinon, quoi ? Ce serait plutôt à moi de vous demander comment vous m'avez retrouvée. Mais bon, inutile de jouer au chat et à la souris. Figurez-vous que je vous ai vu passer, tout simplement... " Voilà autre chose.

"- Vous m'avez vu passer ? Et que faites-vous dans ce bled? Dites-moi, Chloé, ou dois-je vous appeler Eva ? J'ai l'impression que vous me menez en bateau, enfin ce n'est même plus une impression. - On vous a dit du mal de moi, c'est ça ? Vous me prenez pour une femme perverse, une machinatrice ?" Elle lui répondait toujours très calmement, alors que lui se sentait en colère. Décidément, il lui était très difficile de parler avec elle. "Bon, répondit-il, je veux bien que vous ayiez de bonnes intentions, je veux bien croire au hasard même, mais pourquoi mentir, pourquoi vous présenter sous une fausse identité ? - J'ai l'impression que, quoi que je dise, vous ne me laisserez aucune chance. - Ah bon ? Parce que vous avez peur de la vérité ? Qu'est-ce que vous cachez ?"

"- Mais non, je ne vous cache rien, enfin rien d'important. C'est juste que ça me gênerait que vous sachiez mon vrai nom. J'ai envie d'être anonyme, ce n'est pas un crime. - Attendez, Eva, nous ne sommes pas des enfants, nous ne sommes pas dans un rêve ou un roman : il faut que vous me fassiez confiance, sinon comment voulez-vous que j'avance dans cette affaire ?" Elle garda le silence.

C'était tout le temps comme ça. Il errait. Il questionnait, personne ne lui répondait. Il avançait, mais si lentement et avec tant d'efforts qu'il avait l'impression de tourner en rond. Le temps passait plus vite qu'il n'en avait conscience. Il se sentait piégé, comme un escargot sur une autoroute, comme un chat sur une nationale. Il avait rendez-vous avec la mort.

Elle se taisait. Elle avait envie de le tuer ou de le faire tuer. Il posait trop de questions, il allait trop loin, il en savait déjà trop. Comme par hasard, il connaissait son vrai nom. Comme par hasard, il s'était installé à l'hôtel du Puits, dans le village même où elle avait une résidence secondaire. Elle l'avait aperçu la veille, en train de marcher vers la forêt. Elle avait eu très peur. Le tuer. C'était facile, ça irait vite. Un coup de fusil de chasse. C'était peut-être un gros malin, ce sale petit fouineur, mais il était d'une naïveté confondante. Il suffirait de l'attirer dans un endroit désert. En même temps elle n'avait pas de vraie raison de le tuer.

Le détective s'était plongé dans la contemplation des rayures du papier peint. Lignes verticales de largeurs différentes en camaïeux de brun sur fond crème. Eva, elle, était à moitié nue, assise en lotus sur le grand lit de sa demeure, les paumes ouvertes vers le plafond, les yeux mi-clos, la tête un peu penchée à gauche qui faisait apparaître l'oreillette de son kit mains libres.

Elle se taisait. Elle envisageait la mort de cet homme sans sourciller, avec autant de sérieux et de légèreté qu'elle aurait choisi l'assaisonnement d'une salade, la proportion entre l'huile et le vinaigre. Le silence se prolongeait. Ni l'un ni l'autre ne semblait vouloir le rompre. Au coin gauche, vers le plafond, le papier peint avait été déchiré et de sombres auréoles d'humidité apparaissaient sur le mur. Le détective écoutait le souffle d'Eva gronder périodiquement dans le téléphone.

 

Quatorzième semaine (24 décembre 2006)

Le jour se levait. Les champs étaient couverts d'un déshabillé de givre. Un fermier faisait sortir ses vaches. Dernier voyage, sous la bise glaciale. Direction l'abattoir. Les cloches sonnaient. Bientôt, ces bêtes prospères, soyeuses et maladroites ne seraient plus que corps écorchés, chairs sans vie, yeux sans rêve. Le détective se rappela qu'il était nu dans la chambre éclairée. A l'autre bout du téléphone, il entendait toujours le souffle régulier et profond de sa cliente. La chanson du silence.

Eva élaborait des machinations. S'inviter chez le détective. Faire l'amour. Glisser de la drogue dans ses affaires. S'arranger pour le faire pincer. Elle méditait des pièges, des vengeances. C'était une femme dérangée et susceptible, presque paranoïaque, elle ourdissait des stratagèmes pour laver les injures, réelles ou imaginaires, dont elle se sentait l'objet. A la fin, elle avait tellement de choses à se reprocher qu'elle se sentait découverte et trahie pour un regard de travers.

Quinzième semaine (31 décembre 2006)

"Eva, écoutez-moi. On a un problème. Vous m'avez engagé pour recueillir des informations sur votre professeur de danse, Myriam Motet. Vous m'avez dit qu'elle vous a soutiré de l'argent. Pour l'instant, je n'ai rien trouvé de vénal dans son attitude. Abus psychologiques, dérives sexuelles, humiliations et même empoisonnement... - Empoisonnement ? - Oui, mais pas de trace d'extorsion de fonds. C'est une illuminée de première, très affective avec ses disciples, très passionnée, nymphomane, peut-être même diabolique ou sorcière, mais pas vénale apparemment..." Silence.

"Maintenant, Eva, vous me retrouvez au milieu de mon enquête et vous faites de grands mystères. Votre vie privée, vos secrets ne m'intéressent pas plus que ça, Eva. Mais si vous souhaitez que je continue de chercher, j'ai besoin que vous soyez claire avec moi. Il y a trop de zones d'ombre pour que je puisse encore avancer en sécurité." Silence.

"Alors, on continue ou on arrête ?" Respirer profondément, ne rien précipiter. Peut-être était-ce dieu qui l'avait conduit ici ? Il n'y avait rien d'impossible, c'était même très possible. Il l'avait retrouvée, dans son village natal, là où elle avait son histoire, sa maison et ses chevaux. Oui, c'était peut-être un hasard. Elle habitait tout près de l'endroit où Myriam organisait ses stages. Un hasard, un signe ? Un signe pour lui dire quoi ? Pour lui dire : méfie-toi, ma petite fille, méfie-toi de tout et d'abord méfie-toi de toi-même.

"Bon, dit Eva en s'étirant, on arrête. Tant pis pour moi, je ne sais pas pourquoi j'ai fait appel à vous. Vous avez de l'argent de reste sur la somme que je vous ai donnée ? - Presque pas. J'ai eu des frais. - Oui, l'hôtel du Puits, le plus cher de la région ! Bon, gardez tout, mais il va falloir que vous me promettiez de ne pas chercher à en savoir plus sur moi. - OK. - Et puis vous me devez au moins un compte rendu de votre enquête. - C'est bien le moins. - Alors ne bougez pas. Vous êtes dans quelle chambre ? - La 43. - J'arrive."

Deuxième partie

Chapitre 4

Un jour de printemps presque ordinaire. Les cerisiers se couvrent de fleurs rosâtres. Le soleil joue avec les nuages. Les oiseaux chantent. Assis sur un banc, le détective hume l'air du temps : désastres, fragilité, immensité du bonheur. Il se souvient de l'hiver dernier, d'une affaire où il pataugeait, et au détour de laquelle il a rencontré l'amour de sa vie.

Après avoir vu Eva-Chloé une dernière fois, il était rentré dans la ville monotone. Il avait retrouvé son bureau. Il s'était lentement laissé gagner par un profond sentiment d'échec et d'inutilité. Les factures s'accumulaient, les affaires ne venaient pas, il tournait en rond. Il repensait à Stella, à Myriam Motet. Il entendait des voix, il voyait des signes en cascades, il délirait. Dans un état d'égarement, il était retourné au cours de danse.

Il était arrivé, les yeux fixes, mal rasé, sale. Il s'était agenouillé devant les danseurs en criant, pleurant, éructant, déchirant ses vêtements : "Repentez-vous, repentez-vous ! Demain, la ville va être détruite ! Demain la ville va être détruite !" Il était hors de lui, crachait, sanglotait. Myriam, après le premier moment de stupeur, s'était approchée de lui. Elle avait demandé aux danseurs de sortir et lui avait parlé avec douceur.

Elle avait utilisé des mots et des gestes qui l'avaient calmé. Elle l'avait regardé avec vénération et l'avait touché comme s'il eût été vraiment envoyé par le Ciel. Elle était entrée dans son imaginaire. Elle avait rappelé ses élèves et ils avaient fait jusque tard dans la nuit une danse d'expiation, de supplication, une expérience chorégraphique et émotionnelle. Leurs visages se couvraient de larmes abondantes, leurs corps se convulsaient en chagrins innommés. Il s'étaient affalés d'épuisement, les uns sur les autres, grappe humaine désespérée.

Le lendemain (c'était il y a deux mois exactement, le 15 février, maintenant tout le monde n'avait que cette date sur les lèvres), un séisme avait secoué l'Occident. A Londres, Madrid, Berlin et Chicago, des attaques chimiques et bactériologiques avaient été déclenchées à quelques minutes d'intervalles par des militants terrroristes. Dispersions de bacilles contagieux et de gaz mortels en plusieurs quartiers de ces villes. Des morts et des morts. La France avait été curieusement épargnée.

Mais pour Myriam, le détective était devenu un demi-dieu, un prophète, qui était venu les avertir. Elle était persuadée, et tous ses élèves avec elle, d'avoir sauvé la ville de la catastrophe, par les larmes, par la danse, par le repentir. Il avait annoncé le désastre, il avait prophétisé la catastrophe, et eux ils avaient su écouter et réagir à sa parole. La prêtresse avait trouvé son prêtre. Elle était à genoux. Il sortit lentement de sa psychose grâce aux soins de cette femme dévouée et attentive. Il s'éprit profondément de son âme fantasque, débordant d'énergie et d'idées étranges.

A présent, il savoure le printemps, l'air frais, le réveil de la nature. Il goûte à la possibilité d'un rêve. Il revoit le moment où leurs coeurs se sont ouverts, et c'est comme si l'infini s'était frayé un chemin dans sa poitrine, un souffle puissant, une nuit constellée. Gaté gaté, paaragaté, paarasemagaté, bodhi svaahaa. Ils se répétaient sans fin ce mantra du Sutra du coeur : nous allons au-delà de l'au-delà, vers l'éveil. Myriam, son unique amour, Myriam, sa lumière ! Myriam, la femme de qui il attend un enfant.

Seizième semaine (7 janvier 2007)

Aimer, se dit le détective, c'est guérir. C'est retrouver qui l'on était à sept ans, qui l'on sera à dix-sept. C'est sortir de la baleine. Il était tombé amoureux de Chloé-Eva, le premier matin. Lorsqu'il s'était réveillé près d'elle, il était à l'aube d'une nouvelle vie. Il s'était aussi épris de Stella lorsque, recroquevillés de froid, elle lui faisait jurer sur son pendentif de respecter ses secrets. Etait-ce un coeur ou un dauphin, ce qui glissait sur sa fine chaîne en or, il l'avait oublié. Il se rappelle la brûlure de leurs baisers.

Il se prosterne devant ces moments de grâce, de vulnérabilité et de promesses. Fragments d'absolu offerts quand une femme se rapproche. Fugaces heures, plongées dans la beauté et l'éternité. Chloé l'avait fait rêver de longues fiançailles silencieuses, Stella d'un bonheur familial et bourgeois ; mais à chaque fois c'était l'alliance de l'instant et de l'avenir, la jouissance du présent mêlée à l'espérance...

Une seule personne comprend ses sentiments, c'est Myriam. Avec Myriam, tout est si étrange, si inattendu. Si fou. Myriam a renversé ses principes pour lui. Elle, la grande prêtresse de l'infertilité, elle attend un enfant de lui. Il sent qu'il joue un grand rôle pour elle et il a envie d'en être digne. Récemment, elle lui a demandé de passer une nuit allongé près de la tombe de ses grands-parents. C'était essentiel pour elle. Elle le guide dans un maquis de spiritualité. Il se laisse faire, il veut savoir où tout cela va les mener.

Demander l'intercession des morts, c'est un rite celte pour connaître l'avenir et s'attirer des protections. Dans son sommeil, emmitouflé dans un sac de couchage, une nuit sans lune, seul dans le cimetière, il a vu des fantômes, il a souri à sa grand-mère, pleine d'émotion et de tendresse. Il a aussi revu son grand-père, rayonnant d'une lumière blanche, passer dans un jardin et disparaître par la cabane à outils.

Au matin, une voix de femme assez grave, bien posée, venue de nulle part, l'a éveillé en murmurant son prénom. Ouvrant les yeux, il a aperçu une cigogne passer dans le ciel. Il s'est laissé envahir par une paix profonde. Par un sentiment de vérité.

Son regard s'égare sur les petites grilles vertes qui bordent les allées. Un homme s'approche, les bras croisés, une bouteille de vin à la main. Un clochard à la barbe noire qu'il connaît bien. Un homme de cinquante-deux ans, très pur, très doux, brisé intérieurement depuis la mort de sa femme. Ce qu'on appelle un fou, c'est-à-dire quelqu'un qui essaie de recoller un vase en morceaux au milieu d'une foule fanatisée.

Le Détective regarde les petites grilles vertes et compte le nombre de barreaux par section : dix-huit.

Dix-septième semaine (14 janvier 2007)

Il ne connaît pas le nom du clochard. Ils se parlent souvent, mais jamais ils ne se sont présentés. Relation anonyme. Le pays se remplit de vagabonds, de pauvres, de fous, de vieillard hagards, d'étrangers désorientés : clochards inoffensifs, rebut pullulant, refoulés d'un monde qui s'abîme dans la technologie, le luxe et la féerie.

Il regarde le petit bassin en brique où errent les poissons rouges. Souvent, de jeunes mamans ou des nourrices africaines, poussant un landau bleu marine, s'arrêtent là. L'amour, l'émerveillement, la gravité traversent leurs yeux. Parfois aussi un voile amer les assombrit, où se lit le désir féroce de noyer cette vie gênante et sans défense.

Trois fois, le clochard est passé devant lui, en marmonnant dans sa barbe. Maintenant, il lui fait de grands signes maladroits. Il s'est caché derrière le massif de roseaux, et il essaie d'attirer son attention. Le détective s'approche. "An-ti-so-cial an-ti-so-cial, chante-t-il d'une voix rauque. Amène-toi, vite." Il s'approche. L'autre est saoul. ""Non, pars pas, viens. Il y a les Schmitts qui sont après toi. - Les flics ?"

"- Oui, les Schmitt. Ils m'ont questionné sur toi, tu te rends compte. La première fois qu'un Schmitt me demande quelque chose : et qu'est-ce qu'il fait, et qui il fréquente, et patati et patata... - Des flics ?" Le détective est abasourdi, il croit le clochard à cent pour cent. Il ne sait pas pourquoi les flics s'intéressent à lui, mais il pressent qu'une montagne est en train de s'effondrer sur lui.

Dix-huitième semaine (21 janvier 2007)

Chapitre 5

Il n'y a rien à faire. Juste endurer. Supporter. Un coup dans la figure. Un coup dans le ventre. Des pieds, des poings, des coudes, des genoux qui le frappent méthodiquement. Giffles. Pas de résistance. Allonger sa respiration. Crier, comme un écho à la violence. Ils ont la force, ils ont le droit, ce sont les gardiens aveugles de la paix. Ils sont proprets, rasés de près. Ils exécutent froidement leur devoir sadique, avec le sentiment de sauver le monde.

Le détective saigne, il s'est mordu la langue, son visage est noir d'hématomes. Il se tait. Ils l'empêchent de dormir, ils lui beuglent dessus. Il ne parle pas. Sa bouche est tuméfiée, enflée, sa langue déchirée. A un moment, s'il n'est pas mort ou dans le coma, ils seront bien obligés de le laisser téléphoner. Il appellera son frère qui est avocat. Son frère essaira de le faire sortir.

Il ne sait pas depuis combien de temps ça dure. Il est dans une pièce haute et sans fenêtre, sous une lumière forte. A tout moment, ils viennent le chercher pour le tabasser et le questionner. Il ne sait plus si c'est le jour ou la nuit, il a perdu la notion du temps.

Abracadabra
Font les magiciens
Un coup de baguette magique.
Bing bing bing
font les miliciens
coup de tête et coup de trique.
Pim pam poum
Toi tu n'es
plus rien

Il sont deux. Un qui le frappe. L'autre, d'une voix douce : "Mais, parle, ça te fera du bien. On t'offrira du café chaud." Silence. Une baffe. Des cris. Des coups. Des coups, forts, rapides, adroits. Le détective tombe sur le sol. Il perd connaissance. Sa bouche se remplit de sang. Un flic : "Mais relève-le, tu ne vois pas qu'il est en train de s'étouffer dans son sang!"

On le jette sur une chaise, on le ranime, on lui hurle dans les oreilles : "Comment t'étais au courant ? Comment t'étais au courant, tu vas le dire !" Il a le goût du sang dans la bouche, un liquide poisseux, il en a aussi sur le visage, dans le cou, qui se mêle à sa sueur. Un coup dans l'estomac, une volée de coups. Il est battu, tiré par les cheveux, jeté à terre. Le flic est devenu une bête sauvage. Son copain essaie de l'arrêter. Des coups, des cris. Et puis plus rien.

Quand il revient à lui, le détective est seul dans la cellule éclairée. Une caméra au plafond le surveille. Il fait le mort.

Dix-neuvième semaine (28 janvier 2007)

Quand il était petit, sa maman lui racontait régulièrement l'histoire de Blanche-Neige et, chaque fois, il se révoltait et sanglotait contre la marâtre, ses trahisons, sa méchanceté. Sa maman le serrait contre elle pour calmer sa tristesse. Chaleur et douceur de l'étreinte maternelle. "Myriam, se dit-il, est maintenant la seule capable d'apaiser mes chagrins infinis. Sans condescendance. Par un amour silencieux qui me permet de vivre ma vraie nature." Parce qu'il trouve dans le coeur de Myriam une profondeur où crier sa douleur de vivre.

Il aurait besoin de se blottir contre elle, de l'embrasser, d'éteindre dans son corps le feu qui le consume. Il brûle de colère contre ses geôliers, contre l'arrogance, contre l'injustice. Il reconnaît qu'en se taisant il ne laisse guère de choix à ses bourreaux (sauf le respect de la dignité humaine, dont ils n'ont qu'une vague idée). S'il leur répétait qu'il est innocent, s'il leur donnait quelques arguments, ils seraient peut-être moins violents. Ils essaient de presser un citron sec, ils y mettent toute leur force. Mais lui se rappelle qu'il faut se taire pendant une garde à vue : "Les conséquences du silence sont toujours moins graves que celles d'avoir trop parlé. " Il ne parlera donc pas, il attendra que son frère parle pour lui. La garde à vue ne peut pas se prolonger indéfiniment.

Il se lève péniblement de sa couche. Se passe la main sur le visage. Il saigne encore. Il titube et se cogne aux parois de la cellule. Il s'y agrippe, il les parcourt à tâtons. Il craque. Il pleure, le visage écrasé contre le mur. Il dessine d'étranges traînées de sang de part et d'autre de la porte.

 

Vingtième semaine (5 février 2007)

Le jour de ses dix-huit ans, le Détective s'était vu chassé de chez lui par son oncle, prétendûment pour le pousser vers la vraie vie. Il était allé au Maroc et en avait ramené cinq cents grammes de haschisch. De quoi, pensait-il, voir venir et vivre confortablement quelque temps. Repéré à la douane française, il avait connu les interrogatoires, les humiliations et, pour finir, la prison.

C'était une erreur de jeunesse, mais les flics ne manquaient jamais de ressortir le squelette du placard. Il se sentait tranquille, il regardait les nimbus passer dans le ciel, et soudain c'était l'éclipse, la nuit obscure : les nuages prenaient feu, la police s'abattait sur lui, sans prévenir, violente, têtue, vindicative, dès qu'il était question d'un trafic de stupéfiants dans le voisinage.

Il en avait l'habitude. Il leur répondait : "Je n'ai rien à déclarer." Ils essayaient de l'intimider. Ils repoussaient au dernier moment l'autorisation de donner les coups de téléphone légaux. Au bout du comptte, son frère, l'avocat, faisait quelques effets de manche et généralement ils ressortaient ensemble, non sans avoir exprimé toute la haine qu'ils ressentaient pour la police.

Oui, il en avait l'habitude. Il savait quoi faire dans ces cas-là. Il avait même reconnu tout à l'heure parmi ses tortionnaires un agent qui l'avait déjà tabassé par le passé. Mais il en avait assez de servir de punching-ball, de ne jamais voir sa faute effacée. Le fichage informatique avait remplacé l'infâmie du fer rouge.

Oui, il en avait peut-être l'habitude. Mais, alors que son existence n'était qu'une longue suite de dépressions, pour une fois il avait une vie à l'extérieur, un amour à chérir, une âme à protéger. La détention le privait de ce qu'il avait de plus cher au monde. Ses yeux, embués de larmes, hypnotisés par la texture du mur, à un centimètre de lui, louchaient. Les parois lui paraissaient immatérielles, vivantes.

Le problème, c'est que le détective se leurrait. Il n'était pas suspecté de trafic, cette fois c'était plus sérieux, plus impitoyable, plus aveugle. C'était la police politique. Il n'était pas suspecté de trafic, mais de terrorisme. Tout habité par son amour, occupé à réciter des invocations sanskrites ou à tenter quelque aventure spirituelle, quand il n'était pas à la découverte du corps et du souffle de Myriam, le d étective avait négligé la presse, la radio, les informations, il s'était déconnecté du monde.

Les attentats du 15 février avaient finalement été revendiqués, non par une mouvance islamiste comme tout le monde s'était empressé de le penser, mais par un mouvement d'écologistes irlandais fanatiques, les Duba's Sons. Duba est un mot gaélique qui veut dire "l'obscurité". Enfants de l'obscurité, fils des ténèbres, c'était en tout cas une bande d'illuminés très dangereuse. Ils menaçaient le monde d'autres actes destructeurs si l'on n'appliquait pas leur programme : régression technologique, retour à la terre, culte de la nature. Ils défendaient la planète contre l'homme.

Le commissaire Béchalar, comme tous les pandores du pays, s'était penché sur les activités de tous les groupes écologistes et new age de son arrondissement, pour la plupart (jugeait-il) d'inoffensifs idiots chasseurs de pâquerettes vélocyclistes et consommateurs de produits bio. Pas de trace de fascisme vert. Mais il avait suivi une rumeur intrigante : un soi-disant prophète avait annoncé les attentats avant l'heure. L'histoire avait fait le tour des communautés ésotériques. Un type savait que les attentats allait se produire. Bien sûr, il n'y avait pas eu d'attentat sur le territoire, mais ce type savait quelque chose. Béchalar avait interrogé discrètement quelques filles du cours de danse, et maintenant il s'occupait de ce client sérieusement.

Le suspect s'était mis à pleurer. Accroché au mur, il gémissait. Le commissaire le regardait par le petit écran vidéo. Il le vit s'agiter, s'écarter brusquement du mur. Il monta le son : "Les murs, criait le d étective, les murs ! Ils sont liquides, les murs ! Ils sont liquides, il vont s'effondrer, ils vont me noyer!" Il s'était recroquevillé au milieu de la cellule. Il perdait pied. Il lui semblait que les parois de la prison était des murailles d'eau sur le point de s'abattre sur lui. Béchalar envoya le médecin d'urgence.

Vingt-et-unième semaine (12 février 2007)

Chapitre 6

On lui fait une piqûre. Il résiste un peu. Il se détend. Il perd connaissance. Quand il se réveille, dans cette grande salle sombre et silencieuse, il croit qu'il est mort et qu'il se trouve à l'antichambre du paradis. Il croit reconnaître dans l'homme qui parle Robert Motet, le père de Myriam, la femme qu'il aime. En fait il se trouve dans un hôpital psychiatrique sécurisé. Il est accueilli par le médecin de garde.

Une aide-soignante interroge les infirmiers sur l'agressivité du patient. Non, il n'est pas violent. Le détective les regarde en souriant. Il n'a rien à se reprocher. Il lui semble qu'ils peuvent tous ici communiquer par la pensée. Non pour connaître les secrets des autres. Mais pour passer outre la parole quand ils ont quelque chose à se dire. "Non, dit le Détective sans ouvrir la bouche, en les regardant dans la pénombre, je ne suis pas agressif, pas du tout agressif. Je ne ferai pas de tracas si vous m'acceptez au Paradis."

Il se sent bien, c'est l'effet des calmants et des premiers soins qu'il a reçus. Il accepte sans sourciller d'être mort et, n'était Myriam, il n'aurait aucun regret de la vie. Il est tard. L'hôpital est plongé dans l'ombre. Les infirmiers, l'aide-soignante et le médecin chuchotent, langage réduit à l'essentiel. Tout est calme, efficace, souple. Le détective est tranquille. La mort est un passage paisible. Il ne redoute rien.

On le conduit dans un dortoir. On l'allonge dans un lit confortable. Il se détend encore. Il rêvasse. Il entend des gens parler à voix basse. La veilleuse est orange. Il se sent bien, dans cette espèce d'hôtel du purgatoire. On lui montre le chemin, on s'occupe de lui, on le guide. Il se sent membre d'une vaste organisation solidaire.

Vingt-deuxième semaine (19 février 2007)

Il est là maintenant depuis trois jours. A la cantine, on place sur son plateau du céleri rémoulade, un Montbéliard-purée, un yaourt aux fraises et un petit bol contenant une dizaine de pilules. Le médecin ne sait pas s'il le gardera une semaine, trois mois, six ans ou toute la vie. Cela dépend de la façon dont son esprit va retrouver le sens commun.

Les portes sont fermées à clé, mais le détective ne stresse pas. Il a compris maintenant qu'il est dans un hôpital psychiatrique, qu'il est enfermé, mais il n'a pas le sentiment d'être fou ni prisonnier. Il croit qu'on va vite reconnaître qu'il est sain d'esprit. Ses yeux brillent, il est habité par l'espérance et l'émerveillement. La folie le fascine.

Une fille le drague. Une jeune femme un peu sale, aux cheveux noirs, qui a le bras cassé. Elle a écrit le nom du détective sur son plâtre, avec des coeurs. Elle se met à sa table et le regarde intensément. Il a compris qu'elle s'offre facilement aux hommes. Les autres malades plaisantent doucement, obscurément, là-dessus. Il céderait bien : elle est assez belle, elle est aimante, ses yeux sont grand ouverts. Elle lui fait penser à Stella.

Ici, se dit-il en répondant à son regard énamouré, c'est un univers de misère et de féerie, de regards lents et d'illuminations intérieures. Ici, les brancards s'appellent des Rolls. Ici, la vie se pare, comme les gélules, de couleurs diverses. On parle de la souffrance des fous, du vide de la folie. Lui se rend compte à ce moment de la souffrance des gens ordinaires, de l'inconsistance tragique de la vie ordinaire. Ici, il a conscience de se trouver avec des êtres d'une profondeur absolue, occupés tous par les mouvements de l'âme.

A cet instant, il pourrait s'aliéner dans la folie pour la vie entière, n'étaient sa rebellion innée et son refus des geôles. Il résiste. Il cache les cachets dans la purée. Il a vu faire cela dans un film. Il ne veut pas des médicaments qui l'éloignent de lui-même.

Plus tard dans l'après-midi, il se promène en pyjama. Il croise la jeune femme au bras cassé. Elle le fixe en se passant lascivement la langue sur les lèvres. Mais il ne pense pas à faire l'amour avec elle. Ses pas se ralentissent, il regarde le sol bouger sous lui, un spectacle extraordinaire. Les pavés ondulent, ils semblent vivants. Il est entré, il ne sait comment, dans le merveilleux du monde. Dans une autre dimension de l'espace. Il a traversé les apparences, traversé la matière. Le soleil entre par les hautes fenêtres, inondant de lumière le vaste couloir.

Il marche ainsi, à petits pas, la tête penchée, subjugué par les mouvements hypnotiques du sol, jusqu'à la salle télé. Il déplace la chaise roulante d'un malade pour le faire profiter du soleil. Il se met à danser, dans des figures et des équilibres grandiloquents, tout en souriant de bonheur. Il lui semble offrir aux autres patients une parcelle de l'univers intérieur qu'il découvre.

Mais les pensionnaires le regardent avec un pincement. Un vieux mal rasé lui fait signe discrètement, avec une grimace et un geste de la main. Calme-toi, traduit le détective, en faisant des tours sur lui-même qui l'étourdissent encore. Me calmer ? Me calmer alors que ce que je ressens est tellement fort et sublime ? Me calmer ? Mais pourquoi ?

Il comprend ce qu'il avait à redouter lorsqu'il aperçoit deux infirmiers et une infirmière arriver en courant, le sourire aux lèvres. Il viennent de résoudre le mystère des médicaments cachés dans la purée. Alors le voilà, le petit malin, le petit rusé, le petit délinquant qui fait des pieds-de-nez à la médecine. Le voilà parti dans une pychose hallucinatoire. Eh bien, il va voir ce qu'il va voir.

 

Vingt-troisième semaine (26 février 2007)

Avec un large sourire, l'infirmière aux yeux verts lui enfonce une aiguille dans le bras, pendant que ses deux collègues le maintiennent. Elle se moque de lui : "Alors, on cache ses médicaments dans la purée ?" On l'emmène vers son lit, on l'y attache. Il regarde avec bonheur la bouche rieuse de l'infirmière, ses grands yeux gourmands.

 

Chapitre 7

Un cadre doré. La photo d'un enfant. Des rideaux opulents. Un grand miroir vertical, coiffé d'une arche, avec des angelots sur les corniches. Une cheminée où crépite un feu. Il fait nuit. La grande pièce se reflète avec un léger flou dans le double vitrage. Sur la table, des feuillets éparpillés, un Code Dalloz, des sandwiches intacts dans une assiette, deux tasses de café et des cuillers en argent. C'est un cabinet d'avocats dans un beau quartier. Deux hommes dans une discussion ouverte : une affaire de vice de construction à plaider. Hypothèses, plans, pas de réfutations, on laisse travailler la pensée.

Le téléphone. C'est une voix de femme : " - Allô, j'ai à vous parler de votre frère. - Qui est à l'appareil ? - Je ne peux pas vous le dire, vous êtes peut-être sur écoute. - Hum, oui, c'est possible. Comment voulez-vous que nous fassions ?" Reflets des flammes sur les boutons de manchette en forme d'amande. "- Laissez votre portable, prenez vos clés de voiture, des instructions vous attendent dans la boîte aux lettres." Elle raccroche.

L'avocat à son collège : " On a une piste pour mon frère qui a disparu depuis dix jours. Aboule les sandwiches, on y va fissa."Ils descendent l'escalier en trombe, excités comme des collégiens. Sortent la lettre de la boîte. Le jeu de piste commence. "Allez sur l'autoroute A13. Arrêtez-vous à la deuxième aire de repos après le premier péage, l'aire de Beauchêne. Assurez-vous de n'être pas suivi. Un autre message vous attend derrière un panneau de limitation de vitesse dans cette aire." Il foncent dans la rue. La voiture démarre. Les phares fendent la nuit.

Vingt-quatrième semaine (4 mars 2007)

Le tableau de bord phosphorescent, très classique. Compteurs à cadrans et aiguilles. Le volant équipé de boutons fonctionnels. Un voyant clignote, une lampe d'Aladin stylisée. "Tu n'as pas un problème d'huile, là ? - Non, c'est l'électronique qui déconne. Sept rapports SMG, V10 cinq litres, et pas fichu d'avoir une électronique réparable ! Une bagnole qui n'a pas trois ans !" Complet noir, chemise sombre, au poignet une chaîne en or avec un prénom gravé, le visage en clair-obscur, concentré.

"J'ai l'impression que Béchalar a relâché la pression. Il doit s'apercevoir qu'il s'est mis le doigt dans l'oeil, et ça fait mal. - En attendant, on n'a plus de nouvelles de ton frère. - Oui, je me demande ce qui se passe. Ou bien il a fait une fugue, ou bien il est dans les mains de la police secrète de notre cher Etat républicain."

Un léger brouillard s'est levé dans la campagne infinie. Devant eux s'écartent les nappes changeantes de fumées blanches. Ils passent le premier péage. Une vingtaine de kilomètres plus loin, l'aire de repos. Obscure, déserte et froide. Scotchée derrière un panneau de signalisation, une épaisse enveloppe à bulles. A l'intérieur, un talkie-walkie et une lettre. Ils se regardent : quel micmac.

Lecture du message, au chaud dans la voiture : "Attendez l'aube, je vous dirai la marche à suivre. "- A l'aube ? On va dormir là ? Tu as l'option caravane dans ta caisse de bourgeois ?" Sourire fataliste. A la guerre comme à la guerre. "Elle aurait pu nous prévenir d'apporter les oreillers ! Et d'abord, qui c'est cette meuf ?" Moue d'impuissance. "- J'ai ma petite idée."

Vingt-cinquième semaine (11 mars 2007)

Plusieurs fois dans la nuit, une voiture s'arrête. Balayage de lumière, ténèbres, bruits de portière, voix, silence, crissement du gravier... Puis l'engin redémarre et se perd dans la nuit. Le jour se lève : tentures blanches, pourpres, vertes et bleues dans le ciel.

Le talkie-walkie : "- Allô, allô..." La voix de la femme. "Appuyez sur la touche rouge pour parler. Relâchez pour entendre. - Oui. - Vous avez de quoi noter ? - Oui. - Vous prendrez la sortie juste avant le prochain péage, direction Louviers. A droite, à gauche. Une nationale pendant trois kilomètres. Sur la droite, direction Saint-Pierre. Tout droit jusqu'au Vaudreuil. Sur la place du village, la route à droite, entre le coiffeur et le café Brazza. Roulez jusqu'à un embranchement vers Tournedos. Vous le prenez sur quelques mètres et vous vous arrêtez devant un manège à chevaux. Je vous attends dans une heure. On reste en contact. - OK." Elle a une voix un peu exaltée, comme si elle avait bu. Ou angoissée.

La berline quitte l'aire de repos, avec une accélération foudroyante. Les avocats ont le visage chiffonnné. "- Qu'est-ce que tu en penses ? - Bien, le siège inclinable, mais ça manque de couvertures... - La fille, elle a une drôle de voix, non ? - Je ne sais pas. Tiens, on va voir si tu es vraiment réveillé : le nom des sept eunuques du roi Assuérus... - Bizeta, Zetar, Carcas, euh... - Bon, on a besoin d'un café, dépêche-toi d'aller à la prochaine station. Sérieusement, tu crois qu'elle est comment, cette meuf ? - Blonde et nerveuse. Je crois savoir à qui on a affaire. - Raconte. - Eva Pérette. - Eva Pérette ? - La petite intrigante qui a lancé mon frangin sur le cours de danse des allumés..."

La voiture s'engage sur une bretelle qui mène à une station-service, oasis déserte au milieu des champs dans l'aube. Une jeune femme brune en blouse rose, assez séduisante, passe la serpillière. Les odeurs d'eau de Javel se mêlent aux effluves de café. Les deux hommes boivent rapidement et se retirent sans un mot. L'employée ouvre des yeux ronds comme des roues de tracteur en les regardant s'éloigner.

Une vieille voiture pourrie se traîne sur l'autoroute déserte, dans la file du milieu. L'ombre de la berline, longue tache noire, avance sur le bitume et la dépasse en un clin d'oeil. Sur la bande d'arrêt d'urgence, un égaré fait de grands moulinets avec les bras. Il est vêtu d'un drap blanc. Ses cheveux paraissent couverts de givre. Il n'est bientôt plus qu'un point lointain dans le rétroviseur. "Tiens, la sortie Louviers, là-bas, à droite, la loupe pas... - J'avais vu." La carte bleue s'enfonce dans la fente de la guérite.

Vingt-sixième semaine (18 mars 2007)

Le talkie-walkie grésille, la voix, paniquée : "Allô, allô ! Qu'est-ce que vous faites ? - On sort de l'autoroute.. - Dépêchez-vous. - On arrive."

Ce sont deux femmes qui les accueilleront, près d'un feu de camp éteint, charbon noir et cendres blanches, où la rosée étincelle. Deux femmes. L'une est blonde, fragile, les yeux clairs, toute habillée de blanc, dans une chaise roulante. C'est elle qui vient de parler. C'est bien Eva Pérette. L'autre, en noir, debout derrière : une très jeune femme, métisse, cheveux châtains bouclés qui lui tombent en mèches sur le visage, les yeux bridés, les joues roses, avec des taches de rousseur, un sourire triste accroché à ses lèvres, une ceinture dorée à la taille.

Elles attendent, immobiles, hiératiques, silencieuses, sombres, au milieu d'un champ fraîchement labouré. Leur ombre se fraye une longue route à travers les mottes inégales de la terre vaporeuse. Non loin, dans un champ d'herbe verte, s'entassent des cordes, des poteaux, une peau de bête, des barres métalliques, des tissus, des pierres, des poutres brûlées, amas désordonné, comme les restes d'un chapiteau incendié.

Troisième partie

Vingt-septième semaine (25 mars 2007)

Chapitre 8

Le Détective est allongé, les yeux fermés, dans des draps blancs. Quelqu'un l'appelle par son prénom. Cette voix résonne en lui, le calme. Son prénom : quelqu'un l'aime donc, quelqu'un le reconnaît. Il existe encore un peu. Il est dans le coma depuis deux mois. C'est l'été. Installé confortablement dans ce grand lit, à l'orée d'un bois où pépient les oiseaux. Quelqu'un lui parle.

Ce n'est pas toujours la même voix. On lui parle du beau temps, de son frère, de Eva, de Stella, de Myriam, de son enfant qui va naître, d'êtres vaguement connus. Sont-ils là, près de lui ? Il se souvient qu'il était dans un hôpital psychiatrique vétuste, loin de tous ceux qu'il aime. Dans un commissariat aussi, dans une cellule, où on le battait violemment. On le prenait pour un criminel. Pour un fou. Ici, il sent de l'amour, de la douceur autour de lui. Où est-il donc ? Comment en est-il arrivé là ?

On l'appelle, on lui parle. Il accueille les nouvelles, impassible. Il essaie de les comprendre. Ce qui l'émeut au plus haut, c'est cette main qui parfois prend la sienne ou se pose sur son front, ses joues. Cette bouche qui se pose sur ses lèvres. Ce parfum léger. La texture douce et profonde de cette voix qui prononce son prénom. Immobile dans la verte lumière estivale filtrée par les chênes altiers, il se sent bien.

Vingt-huitième semaine (1er avril 2007)

Il ne le sait pas, ou peut-être si : il est dans le coma. La médecine l'a condamné. Il est comme mort. Quand la nuit tombe, une jeune femme qu'il a brièvement connue, Stella, le veille jusqu'au matin, essayant toutes sortes de magies, imposition des mains, invocations glossolaliques, talismans, et la plus douce des sorcelleries : une parole chaleureuse, une écoute muette, des baisers. Elle ordonne les draps de lin blanc aux liserés couleur cendre, pour qu'il respire à l'aise, dans un climat de propreté et de fraîcheur. Nuit et jour, une lampe de chevet tamisée reste allumée.

Stella. Elle a vingt ans, des cheveux châtains bouclés qu'elle accroche en arrière, les joues pâles et maigres, un sourire grave accroché à ses lèvres. Stella, l'étoile sombre. Stella, de nulle part, égarée entre l'Orient et l'Occident. Stella, la rêveuse, la princesse, droguée d'idées sublimes, féeriques et chevaleresques. Elle se demande si elle aime vraiment cet homme presque sans vie qui se repose, calmement, indéfiniment. Elle se demande si elle apprécie ce qu'elle fait : le déshabiller, le laver, l'habiller, le soigner, le déplacer, le faire revenir à la vie, lui donner tant d'affection. A quoi bon ?

C'est le matin. Elle prépare un café au lait, avec des croissants et des oeufs poêlés, sur la terrasse, pour celle qui va la relayer pendant la journée. Stella ne mangera pas. Elle attend juste celle qui va prendre sa place auprès du Détective. Cette autre femme s'appelle Eva Pérette. Eva. C'est avec elle que tout a commencé.

Eva est la mère de Stella. D'un premier lit, avec un médecin vietnamien. Il y a quelques mois, Eva a vu sa fille, sa fille unique, se détacher lentement d'elle. Elle a cherché à savoir plus précisément ce qui se passait. Elle n'a été voir le détective que pour avoir des renseignements sur l'espèce de secte que fréquentait sa fille.

Elle n'a pas dit la vérité au d étective. Elle ne voulait pas trop se dévoiler. Et son esprit fantasque a fait le reste. Une mère inquiète. Une mère prête à tout dans l'intérêt de son enfant. En fait aussi, une mère possessive qui s'irrite de voir sa fille grandir et lui échapper.

Mais à présent Eva Pérette n'est plus que l'ombre d'elle-même. Ce n'est plus la beauté intrigante, fragile, conquérante, qui jouait avec la vie. C'est une femme qui souffre. C'est une femme qui se crispe contre la douleur. Depuis deux mois, Eva est dans un fauteuil roulant. Stella aussi a changé : des journées de jeûne l'ont diminuée, les épreuves l'ont vieillie.

Stella est la fille unique d'Eva Pérette. Mais qui peut dire la haine qui habite le coeur de ces deux femmes ? Qui peut dire les bouffées meurtrières qui les traversent ? La violence muette de Stella envers cet homme sans vie et cette femme impotente. La rancune d'Eva envers ce légume et surtout envers Stella, qu'elle juge coupable de son infirmité. La mère et la fille essaient de se soumettre à l'amour et au pardon, mais par saccades, par brutales poussées dans leurs coeurs bouillants, une rage noire et inassouvie les secoue au plus profond de leur âme.

Vingt-neuvième semaine (8 avril 2007)

Cela fait sept jours que Stella n'a pas quitté la maison. Sept jours qu'elle jeûne, ne buvant que de l'eau ou du café au lait. Elle est blanche, elle a des vertiges. Mais elle se sent bien, elle se sent pure. Sa chair est propre. Elle n'est plus salie par les pesticides qui empoisonnent les végétaux. Elle n'est plus maudite par la barbarie humaine et les cris des animaux aveuglément tués. Son corps est régénéré, elle respire différemment. Son esprit lui-même est plus fluide, plus ouvert. Elle reçoit des grâces infinies.

Sept jours qu'elle jeûne. Elle attend le huitième jour. Elle est persuadée que le huitième jour il se passera quelque chose. C'est Myriam qui lui a dit cela : le huitième jour, il se passe toujours quelque chose.

Elle attend le salut. Elle attend d'être sauvée. Elle est amoureuse d'un esprit. D'un esprit qui est tout proche. Proche autant dans l'espace que dans le temps. Proche, mais jamais tout à fait là, jamais tout à fait présent. Il va arriver. Il vient de passer. A-t-il jamais été ?

Elle sent le courant d'air d'une porte qui s'ouvre et se ferme. Ses yeux s'éclairent, son coeur bat vite, son souffle s'approfondit. Elle sent une présence cachée, tout près, dehors, dans la forêt, derrière les rideaux blancs translucides qui remuent faiblement. Les oiseaux se sont tus. Un sentiment de paix s'étend sur la maison.

L'esprit est là, il l'épie peut-être. Ses seins palpitent, elle se lève pour le rejoindre, le débusquer, elle ouvre les rideaux : il n'est déjà plus là. Elle jouit quelques minutes du sentiment de sa présence, qui s'est déposée là comme un parfum et s'estompe doucement. Un oiseau mélodieux commence à chanter. Auquel répond un autre. Puis la forêt tout entière.

Cet esprit, cette présence, c'est un dieu. Elle entend Sa voix, grave, venue des profondeurs du temps, venue des failles de l'espace. Elle frissonne. Elle écoute sans comprendre le message confus de cette voix, elle la laisse résonner en elle. Boit une gorgée de café au lait. Sent la brise lui caresser le visage. "Libère-moi", supplie-t-elle.

Dans la pièce à côté, le Détective remue faiblement. Elle le perçoit, mais elle ne se rend pas encore compte du prodige que c'est. Devant elle, apparition des plus insolites, sorti de la haute fûtaie, un adorable petit faon maladroit a pointé son museau. Il marche sur le gazon avec ses pattes défaillantes, la robe clairsemée de petites taches blanches.

Laisser l'Etre être. Ne pas le poursuivre, ne pas le provoquer. Profiter, jouir de Sa présence quand Il est là, et Le laisser S'évanouir sans regret. Rêver encore un peu, le corps bruissant de Ses étreintes et de Ses baisers.

Trentième semaine (15 avril 2007)

"Stella !" La voix effraie le faon, qui fait vivement volte-face et s'enfonce dans la végétation. Stella sursaute et le regarde partir, le coeur serré. "Il bouge ! Il revient à lui! Il bouge les doigts !" C'est la voix d'Eva. Stella se retourne. Au fond de la pièce, dans la verte pénombre, Eva, au prix d'un effort terrible, s'est levée de son fauteuil roulant : elle arbore une expression de souffrance et de joie, tend les bras vers Stella et répète : "Il bouge ! Il est revenu à lui!"

Mais Stella reste stupéfiée. Elle se sent étrangère à tous ces événements : la disparition du faon, la résurrection du Détective, Eva debout... Tout cela manque tellement de sens. Un corbeau croasse : encore un élément insolite dans ce tableau. Autant Stella est capable, plus qu'aucune autre, d'espérer le bonheur, de prier, avec une intensité énorme, avec des larmes, avec des arguments, avec sa tristesse, avec l'exact sentiment de l'injustice, avec sa désolante humilité, avec la conscience de ne rien mériter, avec l'appel à une miséricorde imméritée ; autant, lorsque le bonheur approche, lorsqu'une main caressante glisse dans ses cheveux, lorsque la brise trouve accès à son coeur, elle perd pied, elle se perd.

Stella ferme les yeux. Elle a l'impression d'être un poisson. Ses paupières sont en écailles. Elle remue faiblement les bras en tordant son corps. Elle ondule, elle fait bouger gracieusement d'invisibles nageoires. Les écailles la recouvrent de la tête aux pieds, comme une cotte de mailles. Elle est poisson, sirène, chevalier du Moyen Age. Quand elle était petite, sa mère l'avait déguisée en chevalier, avec une tunique vermeille marquée d'une croix blanche, un heaume et une large épée. "Maman ! s'écrie Stella d'une voix aiguë, Maman, je ne suis pas un chevalier, je suis la petite sirène."

Eva s'est rassise dans le fauteuil roulant. Elle regarde Stella, le visage baigné de larmes, qui lui adresse un visage suppliant. "Ma pauvre fille, murmure Eva, en lui tendant les bras. Ma pauvre petite fille."

Trente-et-unième semaine (22 avril 2007)

Chapitre 9

Myriam Motet était heureuse : elle attendait un garçon. Myriam Motet était inquiète : elle avait des taches sur tout le corps. A présent, Myriam Motet est silencieuse. Elle rassemble ses idées, elle regarde sa vie, elle pense à l'avenir, si ce mot peut encore avoir un sens pour elle : l'enfant qu'elle portait est mort.

Trente-deuxième semaine (29 avril 2007)

Il est mort, une maladie l'a emporté. Il est mort dans le ventre de la baleine. Dans son ventre à elle, Myriam. Elle se sent comme une baleine échouée. Le ventre vide. Le ventre comme un cimetière. Le ventre comme un autel de sacrifices fumant d'offrandes humaines.

Elle s'habille : un soutien-gorge en dentelles noires et un shorty coordonné ; une jupe jeans en peau et coton denim avec fermeture éclair et boutons, cinq poches, de Dior ; un chemisier à manches ballon rouge, bleu, blanc, de Kenzo ; une ceinture doublée de tissu Liberty à fleurs ; des sandales en cuir blanc à talons larges, ouvertes au bout et à l'arrière, de Salamander.

Elle se regarde dans le miroir. Elle s'approche au plus près de son reflet, scrute son visage. Elle vient de passer une heure dans la baignoire, à se savonner et à s'amuser avec des petits jouets d'enfants : canard et grenouille mécaniques, poisson en plastique. Il lui semble qu'elle a deux visages : l'un, propre et détendu, comme celui d'un ange ; l'autre, assombri, tiré par le chagrin et l'amertume.

Elle ceint sa chevelure d'un diadème elfique en cuivre et laiton martelé trempés dans de l'or, un bijou torsadé complexe, agrémenté de clochettes, que lui fabrique une amie. Elle traverse un désert, majestueuse, tragique. Ce désert, c'est cette grande maison où elle vit seule depuis juillet, pour se consoler des brutalités qu'elle a subies, des trahisons, des douleurs. Maintenant, elle se demande ssi le monde en vaut encore la peine : son enfant est mort, elle n'a plus rien à protéger.

Elle repense au jour où le Détective est venu au cours de danse, en proie à son délire prophétique. C'était un jour de Saint-Valentin. En le voyant arriver, les yeux fixes, mal rasé, sale, elle avait eu un rictus mauvais de satisfaction malsaine. Elle s'enorgueillait de l'avoir détruit, piétiné.

Lorsqu'il s'était inscrit au stage Mouvements pour Gaïa, elle avait tout de suite senti un double jeu. Il était beaucoup plus vieux que son public habituel, et puis cachottier, pas danseur pour un sou, pas net. Elle l'avait classé dans la catégorie des pervers et avait décidé de le tenir à l'oeil, pour l'annihiler, si besoin. Un accident est si vite arrivé : le soir, autour du feu, des braises incandescentes qui s'envolent à la suite d'un faux mouvement, par exemple, ça peut faire réfléchir.

Elle le surveillait du coin de l'oeil. Elle lui donnait des figures difficiles à réaliser. Elle testait ses limites. Mais il tenait le choc. Lui aussi la surveillait. Elle se demandait ce qu'il lui voulait. Elle avait envie de l'égorger, de lui trancher les artères et la trachée et de faire jaillir son sang sur ses seins. Elle pressentait quelque chose de très passionnel avec lui.

A l'époque, elle sortait avec Stella. C'était sa régulière. D'autres stagiaires avaient droit à ses faveurs, mais c'était une forme de transfert, d'initiation. C'était une attirance pulsionnelle et fantasmatique, une façon de dévier l'objet réel de l'amour, mais qui faisait partie du stage : les Mouvements pour Gaïa, c'était aussi assumer l'erratisme des sens, pour dépasser le fantasme et aller vers quelque chose d'authentique.

Mais avec Stella, elle ressentait autre chose : avec elle, c'était comme une transgression permanente. Avec Stella, elle prenait plaisir à s'enfoncer dans la découverte physique et à voir sa partenaire frémir de peur et de plaisir. Elle sortait régulièrement avec elle depuis six mois. Il lui semblait qu'elles allaient chaque nuit de plus en plus loin.

Alors, quand elle avait vu le Détective draguer ouvertement Stella, et Stella flirter avec lui sous la pluie normande, quand elle les avait regardés s'éloigner main dans la main vers les tentes, elle avait été envahie par une jalousie sourde, hurlante, criminelle. Elle avait haï tous les hommes avec lui. Elle s'était juré qu'aucun homme ne l'approcherait jamais plus jusqu'à ce qu'elle rencontre l'improbable prince charmant.

Trente-troisième semaine (6 mai 2007)

L'homme : la source de l'impureté dans le monde, la source de la violence, de la faute. Il faudrait tuer tous les hommes. Les tuer ne changerait d'ailleurs pas grand-chose, car les hommes sont des cadavres. Mais justement, les tuer débarrasserait le monde de ses cadavres. On respirerait mieux, il y aurait moins de mouches, moins de vers, moins de pestilence.

Les tuer. Déjà, on pouvait se passer d'eux pour faire des enfants. Il suffisait de se faire inséminer médicalement. On pourrait laisser vivre les enfants mâles jusqu'à ce qu'ils soient capables de renouveler les stocks. Et après les faire disparaître. Pour que le monde soit débarrassé des hommes. Pour qu'il n'y ait plus que des femmes. Des femmes.

Myriam aimait Stella, la vierge, farouche et amoureuse Stella. Elle aimait sa virginité, elle aimait la profaner. Et puis, ce petit coin de Normandie où se déroulait le stage, c'est encore Stella qui l'avait fait connaître à Myriam. La famille de Stella avait une maison dans le coin. Elles y avaient passé plusieurs week-ends solitaires en amoureuses, à marcher le long des plages, à s'enlacer dans les bois.

Il avait osé toucher Stella. Elle s'était vengée du Détective, le soir, en versant une demi-boîte de somnifères dans sa tisane. Adieu, l'ami. Avec d'autres stagiaires, elle l'avait porté dans sa tente, et elle s'était acharnée sur lui, même s'il était inconscient pour s'en rendre compte. Elle l'avait traité comme une serpillière. Elle l'avait rasé de partout, réprimant l'envie de le saigner. L'avait épilé. Puis elle l'avait laissé ronfler dans sa tente, comme une vieille socquette.

Elle était rentrée à la ville, retrouvant ses cours, ses élèves, ses amis. Mais Stella prenait ses distances. Certainement, la jeune femme avait dû faire un tour dans la tente du Détective, le voir nu, rasé, drogué, et prendre peur. Myriam s'aperçut avec tristesse qu'elle lui interdisait son coeur. Elles avaient été trop loin, elles n'arrivaient plus à se retrouver.

Myriam se prostituait occasionnellement, par l'intermédiaire de sites de rencontres, pour s'acheter des habits de marque. C'était son budget fringues. La promesse qu'elle s'était faite de ne plus toucher d'hommes la privait dans ce plaisir. C'est dire si elle haïssait le Détective lorsqu'il avait franchi la porte du cours de danse, hagard, mal rasé, éructant : à cause de lui, elle avait perdu l'amour de Stella, les caresses des hommes et les sacs Barbara Bui. Elle exultait de sa chute.

Elle se rappelle. Il s'était agenouillé devant les danseurs en criant, pleurant, déchirant ses vêtements : "Repentez-vous, repentez-vous ! Demain, la ville va être détruite ! Demain la ville va être détruite !" Il était hors de lui, crachait, sanglotait. Chose curieuse, il s'était épilé le sourcil droit. Il semblait n'avoir pas mangé depuis quelques jours.

Il s'était approché, claudiquant, les yeux fermés, le bras gauche anormalement bas, et le bras droit tendu en offrande, le poing fermé doucement, comme s'il avait quelque chose à donner. Il avait ouvert la main et laissé dans l'air une mouche s'envoler, qu'elle avait suivie des yeux en silence. Il avait dû marcher longtemps, avec cette mouche enfermée dans le creux de son poing.

Toute la haine, toute la colère de Myriam à son égard s'étaient évanouies avec ce geste. Elle avait demandé aux élèves de sortir un moment, avait posé ses mains sur le corps du Détective et l'avait conduit dans une danse aveugle, suivant la mouche dans son errance. Longue danse, étirée, lente, amoureuse, sur des fils de soie invisibles.

Elle s'était couverte d'un voile de tulle transparente avec des broderies florales. Elle l'avait regardé avec amour et vénération. Elle avait rappelé ses élèves et ils avaient fait jusqu'au petit matin une danse d'expiation, comme pour réparer des profanations inconnues et terribles. Leurs visages se couvraient de larmes abondantes. Leurs corps se convulsaient en chagrins innommés. Ils s'étaient affalés d'épuisement, en une grappe humaine. Myriam leur avait demandé de s'écarter les uns des autres et ils avaient prié dans leur coeur pour la paix.

Le lendemain (c'était il y a six mois), il y avait eu ces stupides attentats terroristes, qui allaient faire des milliers de victimes : les victimes des attentats en eux-mêmes et les victimes de la vengeance policière et étatique qui avait suivi.

Trente-quatrième semaine (13 mai 2007)

C'était grave, bien sûr, mais pourquoi en faire une montagne ? En plus, il ne s'était rien passé dans ce pays-ci. Mais l'Etat a vocation à devenir policier, il tenait là son prétexte. Et la police, si elle n'a rien à vous reprocher, vous invente des crimes.

Myriam était amoureuse. Elle se donnait au Détective, elle organisait leur vie pour qu'elle soit un long repos, une longue jachère. Ils vivaient, ils voyageaient, ils parlaient, ils faisaient l'amour. Ils dévoraient leurs économies. Il y avait eu un petit miracle : elle était tombée immédiatement enceinte. Ils avaient décidé de garder l'enfant.

Mais la police, comme une bête sauvage, s'était abattue sur leur petit bonheur. Que demandaient-ils ? Rien. De rêver, de grandir ensemble. C'était fin avril. Ils avaient eu un peu plus de deux mois de bonheur. Etait venu le temps de la désolation.

Trente-cinquième semaine (20 mai 2007)

Chapitre 10

Un désert. La maison où vit Myriam, depuis un mois et un jour, est son désert. Elle lui a été prêtée par le frère du Détective. C'est une villa moderne, en grande banlieue, style Le Corbusier, avec des murs en béton, des pièces interminables, une lumière aveuglante, envahissante, et des fuites d'eau.

Le Détective a eu un accident, il est tombé dans le coma. Myriam essaie de compter depuis combien de temps. On est fin août, c'était le 14 juin, il y a deux mois et demi. Myriam est plus sensible à la durée qu'aux dates, elle vit dans un maëlstrom temporel où les jours peuvent paraître des années, et les mois une heure.

Du 17 au 23 décembre, elle fait le stage en Normandie. Elle y rencontre le Détective pour la première fois. Le 14 février, le Détective revient dans sa vie, au cours de danse. Elle tombe amoureuse. Le 8 avril, elle apprend qu'elle est enceinte. Le 20 avril, elle est arrêtée avec son amant. A l'issue de la garde à vue, le 23 avril, Myriam est relâchée. Il n'y a pas de preuve, les accusations sont infondées. Le Détective est mis hors de cause, lui aussi, mais, n'ayant pas supporté la pression de l'interrogatoire, il est interné dans un hôpital psychiatrique.

Myriam débarrasse pensivement la table solitaire. Au fond, cette garde à vue aurait pu n'être qu'une courte épreuve pour le couple. Ils étaient innocents. Il avait fallu affronter la brutalité policière. Mais leur innocence avait éclaté : elle avait soufflé et ravagé toutes les accusations.

Même l'internement du Détective avait pu être surmonté. Il était fragile dans sa tête, elle le savait, mais il se rétablissait de lui-même, il retrouvait ses repères. Les médecins avaient accepté qu'il quitte l'hôpital psychiatrique.

Elle se souvient de la joie fragile et fugace qu'ils avaient connue à sa sortie. Le bonheur du Détective de se sentir libre. Le plaisir (tandis qu'ils roulaient vers la ville) qu'il avait de voir le paysage, de le toucher des yeux comme quelque chose de longtemps interdit et qu'il aurait pu ne jamais retrouver. Il s'étaient arrêtés au bord d'un chemin et il avait été illuminé par le simple plaisir de fouler l'herbe.

Myriam fait un effort pour penser par chiffres, par dates, par faits. Elle lutte pour ne pas se laisser absorber par son imagination, par ses souvenirs. Elle tire les rideaux, s'étend sous les couvertures, réfléchit dans l'ombre de la chambre à coucher. Dehors, les oiseaux chantent à grand bruit.

Le destin de Myriam et du Détective a croisé à nouveau les vies de Stella et de sa mère Eva. Eva se rend le 12 décembre chez le Détective, sous une fausse identité. Elle le charge d'enquêter sur le club de danse, prétendant avoir été escroquée et abusée. En fait, Myriam et Eva ne ne se sont jamais rencontrées. Simplement, Eva a fouillé dans les affaires de sa fille Stella, dont l'attitude, depuis quelques mois, la préoccupe. Elle a trouvé des lettres délirantes de Myriam et a reconstitué avec effroi et exagération l'itinéraire sentimental et spirituel de sa fille. Stella est entrée dans le cours de danse six mois auparavant, en juillet. En Myriam elle a trouvé un guide et une amante. Elle s'est peu à peu détachée de sa mère aimante et possessive.

Eva est inquiète, elle envoie le Détective enquêter. Du 17 au 23 décembre, il participe au stage en Normandie. Le 27 décembre cependant, quelques jours après la fin du stage, Eva demande au Détective d'abandonner l'enquête. Elle a pris peur assez mystérieusement.

De son côté, Stella se détache progressivement de Myriam. Myriam la voit une dernière fois le 23 janvier. Stella repart vivre avec sa mère, en Normandie, dans l'élevage de chevaux familial. Mais la mère et la fille se disputent sans arrêt, très violemment. Le 18 février, sur un terrain très mou, alors que Stella est en train de monter Chanterelle, une jument alezan très nerveuse, Eva se met dans une colère noire contre Stella, à propos d'une table mal débarrassée. Elle crie, elle invective, la jument est effarouchée, glisse dans la boue du manège, désarçonne Stella et retombe sur Eva. Eva a le dos brisé par le choc. Elle passera le reste de sa vie sur une chaise roulante.

Myriam regarde les tableaux, les meubles, les objets, en respirant profondément. La faible lumière, filtrée par les rideaux, la repose.

Trente-sixième semaine (27 mai 2007)

La maison est solitaire, blanche, massive, froide. Les tapis orientaux, les rideaux épais, les meubles en bois précieux, les candélabres, les assiettes dorées, les couleurs pastel déployées savamment sur les murs, l'immense armoire (dont Myriam se demande comment on a pu la monter à l'étage) ne réussissent pas à donner de l'intimité à la construction, vouée à l'espace, à la lumière, au béton, au ciment, à la transparence. Mille micro-rayons de soleil traversent les épaisses trames des rideaux bleus.

Il y a deux jours, Myriam est allée voir un marabout. Il y a un mauvais oeil derrière tout cela, se disait-elle, une faute dont elle n'est pas consciente. Il y a une logique. Elle a apporté des cadeaux à cet homme, qui ne demande rien d'autre pour ses services qu'un verre d'eau. Elle lui a donné des perles, une coupe en or et tout l'argent liquide qu'elle a pu réunir.

L'homme noir, les yeux grands ouverts, a fait de petites constructions avec des cartes de tarot. Il a glissé en dessous des amulettes, des invocations en arabe, des jouets d'enfant (petite voiture, petit soldat, poupée). "Répétez-moi votre histoire, Myriam. Répétez-moi cette histoire encore. J'ai besoin de l'entendre à nouveau. Je crois que je commence à voir." Il parlait avec théâtralité.

Pendant des heures, la voilà qui raconte son histoire, ses histoires, dans les vapeurs d'encens et l'odeur forte du cuir. Comment elle a rencontré le d étective, comment ils ont été arrêtés. Son internement, son accident. La maladie, l'enfant mort. Elle conte, inlassablement, peut-être douze fois le même récit. De temps à autre, l'homme marmonne quelques paroles incompréhensibles, psalmodie une vague mélodie, déplace des objets sur la table, ajoute des onguents, des pigments, mélange des cartes. Myriam, en le regardant, le vénère presque et éprouve du désir.

"Reparlez-moi de ces deux femmes, la mère et la fille. Elles ne faisaient plus partie de votre vie. Alors rappelez-moi les circonstances exactes dans lesquelles elles y sont revenues." Le marabout articule chaque syllabe avec précision. Myriam lui redit ce qu'elle sait, et qu'elle a appris par la bouche du frère du d étective.

Les tribulations policières du d étective et de Myriam étaient relatées et suivies dans la presse. Stella et Eva, sans s'en parler, sont alors captivées par ces histoires. Stella y retrouve cette part de liberté et d'aventure qu'elle a éprouvée si intensément pendant quelques mois en compagnie de Myriam. C'était la période la plus forte et la plus érotique de sa vie. Elle regrette maintenant d'avoir fui, d'avoir eu peur. D'avoir eu peur de Myriam, de sa sexualité sauvage. D'avoir eu peur du détective, de ses mystères, de son mal-être. D'avoir été troublée, effarouchée. Et maintenant les faits lui prouvent que c'étaient là sans doute la vraie vie, le vrai risque de la vie.

A ce moment-là (on est fin avril), Stella se sent de nouveau prisonnière de l'amour maternel. Elle a vingt ans, elle n'a jamais vraiment connu son père, qui l'a faite en passant, presque à regret. Elle a vu sa mère vivre seule. Elle a peur de finir vieille fille, de se dessécher dans les jupes d'Eva, de pourrir derrière sa chaise roulante. Elle se rappelle l'esprit chevaleresque du Détective, ses baisers, sa douceur, et même les lentilles qu'il lui a cuisinées. Elle se sent envahie d'une grande tendresse envers lui.

Eva, elle, en lisant les informations, se jugeait trahie. Elle apprenait que le Détective était l'amant de la prof de danse. Il avait donc pu et dû la prévenir de l'enquête qu'il avait faite sur elle. Qui sait, pensait Eva, s'ils n'avaient pas mis Stella au courant ? Qui sait si Stella n'avait pas voulu se venger d'avoir été espionnée et n'avait pas délibérément provoqué l'accident qui allait handicaper Eva à vie ?

Trente-septième semaine (2 juin 2007)

Le marabout pose une fleur devant une bougie et dit à Myriam : "Vous ne m'avez pas parlé de quelque chose. Je vois un homme entièrement rasé." Myriam écarquille les yeux. En un éclair, elle se revoit en Normandie, dans le froid, sous la tente du Détective, en train de le déshabiller et de l'enduire de mousse à raser. Elle le raconte au marabout. "Mais pourquoi avez-vous fait une chose pareille ? - Pour me venger."

Elle sent la désapprobation de l'homme, la solidarité masculine. "Il a séduit la femme que j'aimais. J'aimais Stella, Stella était à moi. Et cet obscur garçon arrive et me la prend. Je l'ai puni. - Mais pourquoi le punir ? Pourquoi utiliser ce procédé dégradant ? Pourquoi n'avoir pas tenté de dialoguer, de lui exposer vos sentiments ?" Myriam compare mentalement ses émotions de l'époque avec son état actuel. Il y a neuf mois, elle se sentait puissante, inflexible. Aujourd'hui, elle est lasse, passive.

Le marabout lui coupe une mèche de cheveux et la secoue au-dessus de la bougie. Les cheveux s'enflamment, dégageant une fumée âcre. Myriam poursuit son récit. "Deux jours après être sorti de l'hôpital psychiatrique, le Détective a reçu un appel d'Eva." Eva était angoissée, désespérée mais aussi secrètement admirative. Elle a avoué au Détective qu'elle était la mère de Stella. Elle l'a supplié de le revoir. Le Détective la rejoignit en Normandie pour un week-end. Il retrouva alors Stella.

Eva ne savait pas la brève histoire sentimentale de sa fille avec le Détective. Eva et le Détective cachaient à Stella la manière dont ils s'étaient connus. Stella dissimulait à sa mère les relations qu'elle avait eue avec le Détective. C'était un jeu de dupes dans lequel silences, regards et mouvements furtifs disaient plus que les conversations anodines où chacun se dissimulait.

Stella et le Détective réussirent à s'isoler. Leurs retrouvailles furent passionnées. Ils rattrapèrent le temps perdu. Ils s'étreignaient dans tous les coins de cette maison labyrinthique. Le week-end passa comme neige au soleil. Le Détective voulut poursuivre l'idylle. Il expliqua à Eva qu'il était toujours traqué et surveillé par la police, ce qui était faux. Il lui demanda de le cacher quelque temps. Eva était heureuse de l'avoir dans la maison. Elle accepta de l'héberger autant qu'il le désirait. Le Détective mentit aussi à Myriam pour lui expliquer son absence. Il lui dit qu'il partait se ressourcer dans un monastère.

Stella et le Détective vécurent une semaine de bonheur. La clandestinité intensifiait leur passion. Forcés de paraître indifférents aux yeux d'Eva, ils étaient brûlants lorsqu'ils se retrouvaient. Stella, désolée de solitude et fascinée, était plus amoureuse que jamais. Ironiquement, Eva se croyait complice du Détective, elle pensait partager avec lui un secret à l'insu de sa fille : le secret des tendresses qu'elle avait échangées cet hiver avec lui. Tout ce petit monde était heureux.

Trente-huitième semaine (10 juin 2007)

Chapitre 11

Le matin du dimanche 14 juin, le Détective se lève tôt et part faire un tour dans la campagne sans attendre que les femmes se réveillent. Cela fait neuf jours qu'il est ici, avec Stella et Eva. Elles font la grasse matinée jusqu'à onze heures. Le Détective ne s'est pas rasé depuis longtemps, ses yeux et sa peau contrastent fortement sur les poils noirs. Un type robuste d'au moins deux mètres dresse un petit chapiteau bleu et blanc non loin de la maison, près du manège, dans un champ à lisière de forêt.

"Je peux vous aider? propose le Détective. - C'est pas de refus, opine l'homme. Et toi, continue-t-il à l'adresse d'une femme, tu pourrais bouger ton cul !" Elle a une trentaine d'années, les cheveux en bataille, la chemise largement ouverte sur ses petits seins. Elle trempe des raisins dans un pot de miel, et les mange entre deux gorgées de café au lait. "Ta gueule, espèce de connard. Fais ton boulot, et ne recommence pas à me courir le bonbon ! - Voilà les femmes d'aujourd'hui, la classe et l'élégance ! Bon, en tout cas, Monsieur, une paire de bras supplémentaire, c'est bienvenu. Faut que j'aie monté ça vite, on est déjà en retard."

Plantage des mâts, des poteaux, hissage et tirage des bâches, lestage des contrepoids, organisation de la piste, pose du parquet, des tribunes, ils travaillent toute la matinée. C'est un petit cirque familial qui peut accueillir une centaine de personnes. En plus du géant et de la femme, il y a le patron, un homme d'une cinquantaine d'années, à moitié chauve. A eux trois, ils proposent des numéros de clowns, d'acrobates, de magiciens, de trapézistes et même de dompteur, le patron et la femme se glissant dans la dépouille d'un tigre de fantaisie.

Le spectacle était prévu pour seize heures. Il n'y avait pas de temps à perdre. La femme bougonnait toujours dans son coin et était totalement inefficace. Il y avait un trapèze à fixer sur une barre transversale. Le Détective monta sur l'échelle pour l'accrocher. Pris de vertige, il fit une chute de cinq mètres et tomba sur le crâne. Il restait inanimé sur le sol.

Le patron calcula tout de suite l'inconvénient qu'il y aurait de déclarer cete accident, la perte de temps, la responsabilité aggravée. Il décida de porter, avec le mastodonte, le corps dans la forêt et de faire croire qu'il avait glissé d'un arbre.

De son côté, Stella s'était réveillée à midi, encore engourdie du plaisir qu'elle avait donné et reçu durant la nuit. Eva préparait le repas du dimanche : rôti de boeuf, pommes de terre rissolées, tarte aux pommes. Elle pétrissait la pâte. Elle demanda joyeusement à Stella d'aller chercher le Détective. "Il doit traîner avec les forains, près du manège. Il devrait se méfier quand même, si jamais on le reconnaissait... Enfin, avec sa barbe, il n'est plus le même... Et s'il n'est pas là-bas, tu le trouveras dans la forêt, il devait nous ramener du bois." C'était un mois de juin exceptionnellement frais. Stella mit un châle bleu avec des franges.

Elle alla au campement des forains. Ils mettaient la dernière main à l'installations des tribunes coques. Elle leur demanda s'ils avaient vu le Détective. Le géant lui rétorqua que non. Une femme un peu inquiétante passa devant elle en parlant toute seule. Stella crut l'entendre siffler tout bas: " Assassins, assassins." Elle courut inquiète dans la forêt et finit par trouver le Détective inconscient au pied d'un arbre. Une série de branches cassées semblait prouver qu'il était tombéde l'arbre. Il respirait encore.

Incapable de prendre une décision, Stella court comme une folle à la maison. Mise au courant, Eva refuse d'appeler l'hôpital, croyant qu'elle risque de livrer le Détective à la police. Avec Stella, tant bien que mal, Eva hisse le Détective sur sa chaise roulante et l'équipage roule à travers bois jusqu'à la maison.

Un ami médecin arrive. Il constate le coma et exhorte Eva à appeler les urgences. Eva résiste. Elle décide de faire venir le frère du Détective, qui est avocat et pourra la conseiller. Elle combine avec Stella tout un stratagème pour être sûre que l'avocat n'est pas suivi par la police. Plus que la vie du Détective, c'est sa liberté qu'elle veut préserver.

En fin d'après-midi, après le spectacle, un feu se déclare dans le chapiteau et le brûle entièrement. Sans qu'on sache exactement pourquoi, le trio de forains repart escorté par les gendarmes. Les pompiers éteignent ce qu'ils peuvent et déblayent grossièrement les restes du petit cirque. A l'aube, le lendemain, les cendres en fument encore quand Eva et Stella voient enfin s'avancer la voiture de l'avocat.

Trente-neuvième semaine (17 juin 2007)

Le marabout prend sa corée et en joue pendant que Myriam continue son récit. Eva expliqua l'accident à l'avocat et à son collègue. L'avocat blêmit. Il avait pris les choses avec désinvolture, mais il était maintenant attéré d'avoir des interlocutrices totalement en dehors de la réalité. Il courut au chevet de son frère, entraînant Stella de force, rageant contre les simagrées et les manigances des deux femmes. Il entra dans une pièce irrespirable. Son frère gisait dans d'épaisses fumées d'encens. Il ouvrit la fenêtre, appela les urgences, affronta les murmures de Stella et l'irritation d'Eva. L'avocat était scandalisé qu'elles n'aient pas conduit son frère à l'hôpital. Elles essayèrent de s'expliquer, mais les esprits étaient échauffés. "On verra plus tard", avait tranché le collègue de l'avocat. Pendant qu'une ambulance arrivait.

L'avocat la suivit jusqu'à l'hôpital. Le Détective était toujours inconscient. Il subit une batterie d'examens toute la journée. Le médecin conclut à un coma secondaire à un traumatisme crânien, vraisemblablement à la suite d'une chûte. L'avenir du patient était incertain. Impossible, en cas de réveil, de prédire s'il aurait ou non l'usage de ses facultés.

L'avocat eut l'impression que le sol se dérobait sous lui. Il étouffait sous le poids du chagrin. Ce frère qu'il aimait, même s'il le regardait avec un brin de distance ; ce frère fantasque, perdu, têtu, qui appartenait si peu à ce monde alors que lui, en juriste brillant, jouait de tous les rouages de la réalité ; ce frère disparaissait et l'avocat ne résistait pas à cette perte, il vacillait.

Au même moment, au milieu des débris du petit cirque calciné, Stella ramassait de petites plaques de métal ornées d'inscriptions énigmatiques. Dans la maison, le collègue de l'avocat interrogeait Eva pour démêler les fils de l'histoire. Il dut lui jurer que le Détective avait affabulé, qu'il n'était réellement plus poursuivi par la police. La police avait abandonné toute charge et même tout soupçon contre lui. Eva paraissait surprise, elle avait du mal à l'admettre.

Il lui demanda aussi pourquoi elle avait fait brûler tellement d'encens dans la chambre du malade, au risque de l'intoxiquer. "C'est Stella qui fait cela, dit-elle en souriant. Pour chasser les démons... De la même façon qu'elle a mis douze rameaux le long du mur est. C'est une petite sorcière."

"Il y a une aura de mort autour de ces femmes, dit le marabout à Myriam. Et pourtant vous me dites que par la suite l'avocat a confié son propre frère à ces femmes-là, et pas à vous, alors que vous l'aimiez, non ? A ce moment, vous aviez encore l'enfant dans le ventre, non ? Vous vous seriez bien occupée de lui, non ? Qui vous a dit qu'il vous avait trompée ?"

Le Détective resta une semaine à l'hôpital pour un examen complet. Les deux avocats rentrèrent à la capitale et les deux femmes se retrouvèrent seules. Stella se sentait coupable, indirectement, de l'accident du Détective. Elle lui avait rebattu les oreilles d'histoires de druides qui grimpent aux arbres cueillir le gui. Elle s'imaginait qu'il avait voulu lui faire une surprise et qu'il était monté à l'arbre pour lui faire un bouquet. Dans son désarroi, ne sachant vers qui se tourner, elle appela Myriam et lui raconta tout, sa liaison, l'accident. Myriam était sans voix. Trahie, mais désespérée aussi de savoir son amant si près de mourir.

L'avocat aussi appela Myriam. Ils prirent rendez-vous. Il la mit au courant de ce qu'elle savait déjà, pour l'essentiel. Le Détective n'avait pas d'atteinte neurolologique, mais le coma pouvait se prolonger indéfiniment. Se posait la question de le garder et de le soigner.

A ce moment-là, Myriam était enceinte et malade. Depuis quelques jours, son corps était couvert de taches. Elle n'avait pas la force de s'occuper de lui. L'avocat lui demanda si elle voyait un inconvénient à ce que Stella et sa mère remplissent cette charge. C'était une solution de facilité en attendant de voir comment la situation évoluerait. Myriam accepta.

La voyant faible et désemparée, l'avocat proposa à Myriam d'occuper sa villa dans l'ouest de la capitale. Elle s'y installa début juillet. La maladie s'aggrava. Elle dut prendre un traitement qui mettait en danger la vie du foetus. Le 3 août, c'était fini, l'enfant était mort. Pendant trois semaines, elle resta prostrée, pleurant toutes les larmes de son corps. Elle alla voir le marabout. Il la fit parler et l'écouta. Il lui donna une amulette et un petit sachet en tissu fermé.

Quarantième semaine (24 juin 2007)

Quatrième partie

Chapitre 12

Myriam est en Bretagne. Elle regarde les vaches rousses. Les arbres se sont habillés d'orange. Les feuilles tombent et se désagrègent. C'est l'automne. Au loin, les coups de feu des chasseurs trouent le silence. Sous la bruine qui tombe sans discontinuer depuis trois jours, Myriam s'absorbe dans la contemplation. Elle maîtrise son souffle, elle se détend, elle cherche la paix intérieure.

Mais peu à peu son esprit sort de la quiétude et observe la dégradation du sacré, la transformation de l'animal en objet, la barbarie spirituelle. Aux oreilles des bêtes se détachent en jaune des plaques ornées de numéros. Myriam pense aux boucheries. Son coeur s'emplit d'une immense tristesse. Encore une méditation échouée.

Elle marche sous la fine poudre de pluie. Des odeurs de végétaux pourris et de bois brûlé se mélangent. Elle longe une petite rivière qui serpente dans les champs. Un tas de cendres au bas d'un grand rocher. Elle se déshabille et s'étend dans l'eau claire : chair de poule, piqûres douces du gravier. Elle attrape une poignée de cendres, la jette en l'air au-dessus d'elle. La poussière blanche se répand en perles d'argent sur son corps. Elle arrache des fougères, les trempe dans la rivière et se rince avec.

Elle traîne dans le coin depuis dimanche. On est mardi. Elle compte revenir samedi, se baigner encore dans cette eau, si elle ne se sent pas trop mal dans la maison d'hôtes qui l'accueille. Elle essaie de revenir à elle-même, de se recueillir, de réunir son âme dispersée. Elle a aussi des envies morbides. Mourir. Mourir à soi ou mourir pour de bon. Elle met la tête sous l'eau. Bloque sa respiration. Vide tout son souffle. Se tord. Sent la brûlure dans ses poumons. N'y tient plus, se relève et inspire un grand coup.

Tout en reprenant une respiration normale, elle se demande si elle ne devrait pas simplement renoncer au monde. Etre dans le monde sans être de ce monde. Elle a froid. Elle est toujours allongée dans l'eau, nue, la tête face au ciel. Soudain, elle sent un souffle chaud sur sa nuque, et sur ses lèvres comme un baiser. Elle se frotte les yeux. Elle frissonne. Elle sort de l'eau, un peu sonnée.

Au même moment, à quatre cents kilomètres de là, le détective vient de mourir. Eva, qui lui tient la main, a senti un léger raidissement. Il ne respire plus. Elle reste là, près de ce corps sans vie. C'est comme après une tempête. Le calme reprend ses droits. Eva appelle sa fille. Elles déshabillent une dernière fois le détective. Stella emporte le pyjama à fines rayures bleues.

Allongée sur la mousse soyeuse au bas du grand rocher, Myriam entend les cloches battre joyeusement dans l'air breton.

Quarante-et-unième semaine (31 juin 2007)

Elle retourne à la maison d'hôtes, isolée par des bosquets épais dans ce petit village du Morbihan, Colpo. C'est une vieille ferme du dix-septième siècle, en granite et à toit de chaume, toute allongée, avec un rez-de chaussée surmonté d'un grenier, et des abris à pigeons qui rythment la façade. "Vous avez meilleure mine, fait la patronne, toute à ses casseroles. L'air d'ici, rien de tel pour vous requinquer un tuberculeux, qu'ils disent ici." Le paterfamilias, immobile, le visage fermé, est assis au bout de la grande table en bois. Il a l'oeil couvert d'une compresse, maintenue par un sparadrap blanc en forme de croix.

Myriam sourit à la fermière, qui continue de bavasser intarissablement : "... Et il s'est fait piquer à l'oeil, vous vous rendez compte, lui qui fait de l'apiculture. C'est la vengeance des abeilles." Au dos des couverts en argent sont gravées en arabesques emberlificotées les initiales H.M. La matrone ouvre la fenêtre et crie à la cantonade : "A table, les garçons, à table !" Dehors, sous la pluie, une ânesse au pelage gris reste impassible.

Les deux fils de la maison entrent. Ils ont environ quarante ans. L'un d'eux tient encore sa fourche. "Bah, tu ne vas pas manger avec cet engin, fait la mère. Veux-tu bien me laisser ça dehors ! Et essuyez-vous bien les pieds ! " Il ressort poser l'outil contre la clôture de pierre et donne au passage un coup de pied à l'ânesse qui ne veut pas s'écarter du sentier. "Ah, je vais te la tuer, cette bourrique qui comprend du cul... - Mais qu'est-ce que tu vas poser ta fourche au fond du jardin au lieu de l'adosser dans l'entrée, rétorque le père. - Beuh, grommelle l'agriculteur. - Oh, fait la mère à Myriam, j'ai oublié de vous dire. Il y a un monsieur qui a demandé après vous tout à l'heure, et qui veut que vous le rappeliez rapidement. Allez-y, ma petite, le numéro est près de l'appareil."

C'est un vieux téléphone à cadran en bakelite noir, avec un écouteur. Myriam compose le numéro qu'elle connaît bien. Elle entend bientôt la voix de l'avocat. Il lui annonce la mort du détective. Ils se promettent de se rappeler bientôt pour les obsèques. Elle retourne à table sans connaître précisément les sentiments qui l'agitent. Une marmite est posée sur un épais dessous-de-plat et trône sur sept petites terrines en ramequins individuels.

On mange. Tout le monde se tait, à l'exception de la mère qui n'interrompt son babil que pour extorquer une approbation, laquelle se résume généralement à un grognement. Myriam surprend les yeux des hommes hypnotisés par sa poitrine. Elle porte un chemisier cache-coeur échancré, très près du corps, et un bustier à bonnets ampliformes en tulle noire, avec une bande en dentelle claire à l'encolure qui dépasse.

Le garçon qui a frappé l'ânesse, Bilal, est toujours en colère, elle le sent bien. Elle voudrait bien qu'il passe sa rogne sur elle, qu'il la batte, qu'il la griffe, qu'il la violente, qu'il la baise, pour faire taire la souffrance qui s'accumule en elle et en lui. "Ordures, ordures, ordures", hurle-t-elle aussi en son coeur en face de leurs regards vicieux. Elle est partagée entre la douleur, le désir et la révolte.

"Alors, Myriam, que dites-vous de mon ragoût ?" Myriam est tentée de la provoquer, de lui rétorquer qu'elle déteste sa cuisine grasse et écoeurante et qu'elle hait encore plus les lueurs salaces de ses mâles frustrés, mais tout ce qu'elle réussit à dire, c'est : "Délicieux." Et toujours ces regards qui la déshabillent, toujours cette impossibilité de prendre vraiment conscience de la mort de l'homme qu'elle aime. Mais l'aime-t-elle encore ? L'a-t-elle d'ailleurs jamais aimé ? Et n'était-il pas déjà mort bien avant, avant même son coma ? Ne l'a-t-elle pas toujours connu déjà mort ?

Quarante-deuxième semaine (8 juillet 2007)

Elle se pose ces questions parce qu'au fond elle est rongée par la culpabilité, par des sentiments mauvais qu'elle n'a pas envie d'admettre. Elle est furieuse d'avoir été trompée par le détective alors qu'elle aurait donné sa vie pour lui. Elle est jalouse de Stella, de sa jeunesse, de sa séduction, de son innocence. Elle a haï le détective, ses faiblesses, ses lâchetés. L'orgueil l'empêche de s'avouer qu'elle souffre, qu'elle est blessée par son infidélité. La compassion l'empêche d'épancher sa violence intérieure.

Myriam a aussi longtemps refoulé tout sentiment négatif pour protéger son enfant. Elle s'est construit un scénario hollywoodien et a bercé son ventre d'innocentes vibrations. Elle s'est raconté que Stella l'avait séduit, qu'il était encore fragile, qu'il avait profité de l'aubaine. Que bientôt le Détective allait guérir et revenir auprès d'elle. Une belle chanson avec des violons.

"Vous reprendrez bien du ragoût..." Le vieillard a relevé la tête et regarde Myriam de son oeil unique exorbité. Il lui tend une louche emplie à ras bord de viandes noirâtres baignant dans la sauce. La plaie de son oeil droit, rougeâtre, dépasse du pansement. Myriam accepte. Le patriarche devient loquace. Il lui raconte qu'il y a un cerf, dans la région, qui attaque les troupeaux et les éventre avec ses bois. Il a perdu plusieurs bêtes déjà. "Combien ? demande Myriam. - Il m'a zigouillé quarante-trois mille sept cent trente têtes de bétail, pas moins !"

Myriam écarquille les yeux. La mère lui fait un signe discret, que la tête du vieux ne tourne plus rond. Les deux fils commencent à se moquer ouvertement et lui envoient des piques méchantes. Le vieux se renfrogne, baisse la tête et replonge dans son mutisme. "C'est comme cela que vous parlez à votre père ? intervient Myriam. - Mais c'est pas notre père, cette râclure ! Et puis de quoi je me mêle, madame la comtesse ? - Bon, vous vous taisez maintenant", conclut la mère.

La messe est dite. Myriam quitte la table sans attendre. Elle adresse un petit sourire à la mère, qui a pris un air pincé. Ce matin, au petit-déjeuner, la femme lui a raconté sa vie. Fille mère des jumeaux, venant du nord de la France, elle avait épousé cet agriculteur compréhensif rencontré par petites annonces. Les fils n'avaient jamais accepté leur beau-père. Ils n'avaient jamais trouvé non plus à se marier et tournaient en rond dans la ferme.

Myriam se sent à nouveau sale, détruite et entourée d'esprits hostiles.

Quarante-troisième semaine (15 juillet 2007)

Elle décide d'annuler la réservation d'une semaine dans cette maison. Elle fait ses calculs. Elle a versé 165 euros d'acompte. Elle est arrivée dimanche. A 70 euros la nuit et la demi-pension, si elle part avant ce soir, elle leur devra deux nuitées, dimanche et lundi, soit 140 euros. Au pire, si la patronne est pingresse, elle lui retiendra 25 euros de dédommagement. Myriam fait sa valise. Tant pis pour la rivière, tant pis pour le grand rocher et le petit village.

En sortant de la chambre, elle tombe dans une tendre embuscade. L'un des jumeaux, celui qui a frappé l'ânesse, lui fait barrage, dans le couloir. Il porte un long tee-shirt blanchâtre et rien au-dessous. Il s'avance vers elle. Elle regarde ses yeux et se laisse entraîner à reculons dans la chambre. "C'est, pense-t-elle tandis qu'il pille avidement chaque parcelle de son corps, comme cela que je veux faire mon deuil."

Un peu plus tard, dans le taxi qui l'éloigne de cette maison, Myriam soupçonne que le père se fait battre par les jumeaux. Au milieu de la route, un vagabond fait des signes égarés. La voiture ralentit et le contourne prudemment. "C'est le père Lepennec. On dit que la Dame blanche a mis le feu à sa maison et à l'étable. Il est allé sauver les bêtes, mais la femme et les enfants, il n'a point pu les sortir à temps, ils ont brûlé vifs. Et depuis, il est devenu fou. - La Dame blanche", répète Myriam pensivement.

Quarante-quatrième semaine (22 juillet 2007)

Chapitre 13

C'est drôle, d'être mort. Ce n'est pas comme je l'imaginais. Pas comme on dit. Le néant, les souffrances, l'obscurité. Rien de ça. Pour l'instant en tout cas. Au départ, un long tunnel éclairé de couleurs, parfumé. On est aspiré dans une autre dimension, délivré. Et voilà. La conscience sort du corps. Plus de corps, mais encore de ce monde, et encore avec une impalpable matérialité. Je me trouve dans un espace intermédiaire de la réalité, dans l'infra-mince, plus fin que l'atome. Moins qu'un souffle.

J'ai une enveloppe extensible à l'infini. Je me déplace à la vitesse qui me plait. En un clin d'oeil, je peux aller dans la ville à côté, au bout du monde, sur d'autres planètes, dans les étoiles, les galaxies. Ralentir, accélérer, bifurquer. J'ai vu les chutes du Niagara, la plaine de la Forêt, la montagne du Roi, le plat pays du Sud. J'ai vu des astéroïdes aux océans de lait, des terres peuplées de créatures divines scintillantes de splendeurs.

Mais le plus clair de mon temps, je reste là, dans les parages. Une force me pousse à hanter encore les lieux de mon enfance et de ma vie. A traîner encore dans les longues pièces désertes de la maison où Eva et Stella cohabitent en silence. A suivre Myriam dans son errance bretonne. A rôder autour de mon frère et de mes vieux amis.

Ma mort les fait souffrir. Je les vois pleurer en secret. Ils sont un peu perdus. En même temps, la vie est si puissante que je devine toutes leurs forces tendues pour tisser d'autres fils et réparer la faille. Myriam, si vulnérable, Myriam que j'ai faite souffrir... Elle jongle, elle peine, elle délire dans cette région de folie. En même temps, je me doute qu'elle repère des lieux chargés d'influences pour ses prochains stages de danse expiatoire ou de percussion silencieuse.

Eva est dans sa chambre. Les rideaux transparents remuent faiblement sous le vent. Elle tricote en écoutant de la musique sur un baladeur. Du Schubert : Jeder Strom wird's Meer gewinnen, jedes Leiden auch sein Grab (tout fleuve se jette dans la mer, toute souffrance se jette dans la tombe). Devant elle une peinture à l'huile du dix-neuvième siècle, un peu craquelée, encadrée d'or veilli. C'est un jeune homme en redingote qui sort son cheval blanc et marche en le tenant par la bride. Leur attention est retenue sur leur droite par un détail hors champ. Il n'y a pas d'émotion palpable. C'est la beauté de l'être absorbé dans les gestes du quotidien.

A l'étage, Stella rêvasse dans sa chambre. Elle a passé mon pyjama à fines rayures bleues, trop grand pour elle. Cela accentue encore sa jeunesse, son visage poupon. Elle lit à voix haute en anglais The World of Pooh. Elle prend des intonations différentes selon les personnages et ça la fait sourire.

Dans la chambre où je suis mort, elles ont laissé le lit défait. Telles que je les connais, je suppose qu'elles brûleront tout, draps, vêtements et pyjama, lorsque je serai enterré, demain matin.

Mon frère se trouve à des lieues de là, dans un tribunal de province. Il défend un cabinet d'architecture empêtré dans une affaire de vice de construction. Le toit d'un vivarium s'est effondré sur les terrariums des scorpions et des serpents, à la suite de l'affaissement d'une poutre. Des espèces rarissimes et parfois dangereuses ont été écrasées, déchiquetées ou se sont disséminées dans la nature. Mon frère parle au juge, il a d'épaisses cernes sous les yeux.

Quarante-cinquième semaine (29 juillet 2007)

Myriam est maintenant assise, seule, au seuil d'une abbaye en ruine. Il est quatre heures du matin, la veille du jour où je dois être inhumé. Elle porte une capeline de feutre noir sur une robe tee-shirt en tricot gris brodé de perles diverses, et des cuissardes en cuir souple. Un petit diadème orné de faux diamants lui enserre le chignon. Elle pleure interminablement, ne s'arrêtant que pour reprendre son souffle. Ses joues sont brûlantes et trempées de larmes. Sa poitrine est secouée de sanglots.

Elle est seule, sous la lune. Elle se sent abandonnée. Entourée d'égoïstes, d'indifférents ou d'ennemis. Elle n'arrive pas à trouver le sommeil. Elle a marché jusqu'à ce lieu fantasque et s'est abritée sous le grand porche en pierre, à moitié effondré, qui ouvre sur la nature souveraine. Elle pleure son enfant mort, sa vie détruite, elle me pleure aussi.

Soudain, l'ombre d'un cervidé passe à une vingtaine de mètres. Myriam est effrayée et sursaute, l'animal détale dans la forêt. Elle repense au cerf imaginaire du vieux paysan. Elle a un goût amer dans la bouche. Elle a peur que la succession de malheurs qui la touche ne soit pas terminée. Elle craint d'aller vers une plus grande épreuve. Mais que pourrait-il lui arriver ? Comment pourrait-elle encore être abaissée ? Devenir vagabonde, clocharde, subir le mépris et la pitié ironique des bonnes consciences ?

Sa robe traîne dans la fange. Elle n'a presque plus d'argent. Elle n'est pas sûre d'avoir de quoi payer son prochain loyer. Elle va devoir quémander, s'humilier. Elle se sent misérable. Elle se lève pour rentrer, fait quelques pas. Trébuche sur une pierre, glisse en essayant de rétablir son équilibre et tombe en arrière violemment. Ses yeux ruissellent de larmes. Autour d'elle, tout devient flou, elle tend ses mains, couvertes de boue et d'éraflures, devant elle. Elle est brisée intérieurement.

Pendant ce temps, assise dans son lit devant son ordinateur portable, Eva commande des provisions sur le site d'un supermarché en ligne. Elle pleure elle aussi, sans savoir pourquoi, devant ces produits et ces promotions qui défilent en couleurs criardes sur l'écran. Elle aimerait que sa fille vienne la consoler, lui redonner courage. La douleur paralyse son esprit.

Elle est captive de son infirmité, prisonnière de sa dépendance. Elle suscite le dégoût, elle lit la répulsion dans les yeux des autres. Ses poumons sont asséchés. Au-dedans d'elle-même, c'est la désolation, le remords, l'impuissance. Derrière la porte de sa chambre, Stella l'entend gémir et se lamenter. Elle hésite à entrer. Elle a peur de sa mère, le fil de la tendresse entre elles est rompu depuis longtemps déjà.

Au même moment, dans ces heures les plus vides de la nuit, sous l'éclairage doux d'une lampe art déco en hêtre massif et en métal chromé, mon frère, accoudé sur son bureau Napoléon III en acajou décoré de laiton, boit un verre. Il y a des lendemains qui mettent longtemps à arriver. Dans quelques heures, je serai enterré. On n'est pas jaloux d'un mort. Toutes nos petites rivalités fraternelles vont s'éteindre. Il ne restera que le regret de ne pas avoir chercher à mieux nous connaître. De ne pas avoir provoqué ces promenades amicales où l'on se dévoile doucement. Et d'être restés dans la complicité forcée de l'enfance.

Il a essayé de me faire inhumer au Père Lachaise. Il a fait jouer plusieurs leviers, avancé des arguments, proposé des dessous-de-table. "Assez ! s'est-il entendu répondre. Ne continuez pas d'insister, ça ne changera rien." Il a dû se résigner au cimetière parisien de Pantin, une mégapole de la mort encombrée de deux cent mille sépultures au pied de cités mal-famées.

Cet après-midi, en ville, il y avait une forte chaleur, inhabituelle en automne. Les femmes semblaient épanouies et heureuses comme jamais. Les hommes, condamnés à regarder la Terre promise, brûlaient de désir et de désespoir. Mon frère restait insensible au spectacle de la rue. Il revenait de la chambre funéraire où repose mon corps, une haute pièce sombre et aveugle en marbre blanc où résonne en boucle le Stabat Mater de Pergolese.

Malgré les efforts des embaumeurs à masquer les premières manifestations de la dégradation cadavérique, je n'étais pas beau à voir. Il me regardait furtivement, rempli d'angoisse. Sur les deux sellettes Louis XVI marquetées qui encadrait le lit d'apparat, il y avait des vases transparents en cristal, à moitié remplis d'eau, dans lesquels s'abîmait son regard.

A présent, l'émotion est passée, la fatigue lui pèse. Il est cotonneux, étranger à lui-même. Son verre est vide. Il va lire un peu ou prier avant de s'endormir. Le sommeil est réparateur.

Quarante-sixième semaine (5 août 2007)

Chapitre 14

Myriam a mis l'alliance et les bottes à talons aiguilles Rockport que le Détective lui avait offertes. Assise à une terrasse, la main sur le ventre. Elle va l'enterrer, et c'est aussi toute cette histoire qu'elle va inhumer. La mort est une purification. Le petit bar est coincé entre des enseignes de pompes funèbres. Myriam est arrivée en avance. Le serveur la regarde sans pitié. Son regard s'allume lorsqu'il voit Stella s'approcher.

Un frelon se pose sur la table de café. D'un geste brusque, Myriam l'écarte de la table. Elle atteint aussi la tasse qui vole et se brise sur le sol deux mètres plus loin. Myriam affronte les mines effarées de Stella et du serveur. La jeune fille s'est arrêtée : "Myriam..." Les mots manquent entre les deux femmes. En elles s'agitent les souvenirs de leur liaison et de ce qui s'est passé ces derniers mois.

Elles se sont disputé un homme, mais peut-être ne l'ont-elles aimé que pour attiser la passion de l'autre ou pour penser à l'autre à travers lui... A la manière dont elles se retrouvent et dont elles s'embrassent, il est probable que ces funérailles inaugurent une autre phase de leur passion. Quelque chose a été brisé, mais une autre histoire peut commencer.

Stella a les mains posées sur deux tables rondes. Elle est penchée en équilibre au-dessus de Myriam, lui offrant le spectacle de son décolleté. Le garçon, en passant prestement le balai pour ramasser les débris de la tasse, l'oblige à se relever. "Myriam, je suis tellement heureuse de te revoir...." Après ces mots, Stella se retourne et se dirige vers le portail en arche, à l'entrée du cimetière, où l'attend, dans sa chaise roulante, Eva, qui n'a rien perdu de ce qui vient de se passer.

Quarante-septième semaine (12 août 2007)

Une petite brise fait chanter les arbres. Le soleil tombe en taches de lumière. Le cortège s'ébranle en silence. Seuls bruits, le vent dans les feuilles, les pas sur le graviers, des chuchotements, une voiture non loin qui passe. Une femme brune, habillée de jaune, va de groupe en groupe, arborant un sourire radieux.

"Sois fort", murmure Myriam à l'avocat, au bord des larmes. La tombe est proche, gardée par deux fossoyeurs ennuyés, la pelle à la main, devant un monticule de terre fraîche. Quelqu'un se met à rire nerveusement : un adolescent maigre, vêtu de noir. Peut-être est-il effaré par ces centaines de milliers de morts dont la rumeur silencieuse gronde sous la terre. Vies dépravées ou vertueuses qui pourrissent sous les plaques de granit rose, âme sauvées, souffrantes, errantes.

Sur le tas de terre meuble, Stella fait brûler des bâtons d'encens. Tous écoutent à présent les dernières oraisons. La mort prématurée du Détective est comme "le blé flétri avant de devenir un épi", comme "le billet de banque que l'on serre dans la main et qui disparaît mystérieusement au moment de s'en servir".

L'avocat évoque leur enfance difficile, déshéritée. Orphelins à sept ans, ils ont été recueillis par un oncle violent et alcoolique. Ils se sont sentis étrangers, solitaires, mais frères dans l'épreuve. Au lieu de les endurcir, cette expérience les a rendus sensibles à la souffrance des autres. Ils ont toujours ouvert la main aux pauvres.

Pour autant la vie ne les a pas épargnés, et c'est maintenant la dernière marche pour ce frère tant aimé. La mort serait-elle une nouvelle liberté, un état d'où l'on renaît riche de ce qu'on a vécu et accompli ? L'avocat lève les mains au ciel, faisant briller au soleil ses boutons de manchette Cartier en or jaune et onyx. C'est un geste d'impuissance, d'espérance, de supplication, et c'est comme s'il arborait devant des juges la parure invisible de l'innocence et de la soumission. Encore une fois, il défend son frère de tout son souffle.

Le cercueil est descendu dans la fosse. Chacun y jette une poignée de terre ou une fleur. Le passage est étroit, il n'y a rien de prévu pour que la chaise roulante d'Eva puisse passer. Elle s'en plaint, le prend mal, vitupère à hauts cris, et pour finir exige de rentrer immédiatement. Stella est gênée, elle essaie de calmer sa mère, en vain. A contre-coeur, elle finit par reconduire Eva, en toute hâte, sur les longs chemins accidentés du cimetière.

Le soir tombe doucement. Les fossoyeurs remplissent le trou à grandes pelletées. Le vent tourbillonnant emporte les feuilles mortes dans une danse aérienne. Il commence à faire frais et sombre. La plupart des quelque dix personnes qui s'attardent encore autour de la tombe se sentent solidaires dans le chagrin.

Quarante-huitième semaine (19 août 2007)

Le commissaire Chevroche est de ceux qui restent. Le collègue de l'avocat le prend par le bras et lui dit : "Tu dois te sentir responsable, Chevroche. - Bof, répond l'officier. Moi, j'ai fait mon boulot, je l'ai interrogé. La question est plutôt : était-il coupable ? - Sérieusement, tu lui trouves le profil ? Coupable d'ailleurs d'un crime qui n'a pas eu lieu. - Tu vois, mon vieux, grogne Chevroche, moi je fais respecter la loi, mais je ne pense pas que la loi soit particulièrement juste. - Tu fais ton boulot, comme les fonctionnaires de Vichy... - Tout de suite les grands mots ! En l'occurrence, je veux bien qu'il s'agisse d'une coïncidence, d'un hasard ou d'un truc comme ça. Mais aussi bien, ajoute-t-il d'un air soupçonneux, il a pu entendre quelque chose qu'il n'aurait pas dû..."

"- Tu crois que je ne saisis pas l'allusion ? Tu veux que je te sorte à coups de pied dans le cul, sale flic ? - C'est un pléonasme, tu sais bien. Dis-moi, il vont mettre un petit monument ou un arbre sur la tombe ? - Non, il y aura juste une plaque gravée avec un carré de terre sauvage pour les ronces et les chardons..." Ils avancent spous l'éclairage électrique. "- Franchement, Chevroche, tu devrais partir, parce que j'ai peur que tu prennes un mauvais coup. Moi je te connais depuis l'école, je sais que tu es un lourd de chez lourdingue. Mais mon collègue, il va t'en mettre une dans pas longtemps si tu ne dégages pas vite fait. - Je suis comme lui, sourit Chevroche. Je n'aime pas les flics. Bon, salut. Au fait, c'est à droite ou à gauche ? - A droite, connard !" (Evidemment c'était à gauche.) Le commissaire s'éloigne.

Myriam marche bras dessus bras dessous avec l'avocat. "- Penses-tu qu'on soit capable de faire quelque chose de contraire à tout ce qu'on croit, à tout ce qu'on sait ? - S'asseoir sur ses convictions, sur ses promesses, sur son intelligence ? dit l'avocat. Oui, c'est facile et presque fatal. Regarde Salomon, le plus sage des hommes. Il a accumulé les belles femmes, les comptes en banque et les grosses voitures alors qu'il savait pertinemment qu'il ne devait pas. - Tu en es sûr ? - Oui, presque. Mais toi, Myriam, que veux-tu faire qui défie ta pensée ? Quelles sont les lois que tu t'étais données et que tu te sens prête à transgresser ?"

Bientôt, ils vont dépasser l'arche de l'entrée. Certainement se réchauffer autour d'un chocolat fumant. Peut-être dîner quelque part. " - J'ai toujours pensé qu'il valait mieux se taire. Ne pas parler. Je me méfie des mots, des paroles, des bruits du langage. - Pourquoi ? - Pour pouvoir entendre. Entendre le monde. Je n'arrive pas à entendre si je parle. Mais maintenant je suis sourde. Ton frère est mort en croyant qu'un enfant allait lui survivre. Moi, j'ai trop perdu. Je ne retrouve plus le silence intérieur. Je n'arrive plus à me taire. Je crois que je vais écrire un livre."

 

Fin

accueil bio photos agenda clips histoires journal art
textes bazar més liens BD MP3 contact