Le mariage à l’aveugle

Comédie musicale en trois actes de Michel Lascault
(écrite en 2003)

Personnages

Eliezer, serviteur d’Abraham

Laila, servante de Rébecca

Rébecca, sœur de Bathuel

Bathuel, frère de Rébecca

Isaac, fils d’Abraham

Les deux musiciens chameaux

Prologue

(Les musiciens chameaux)

Musicien chameau 1

Agitez-vous, agitez-vous. On court, on travaille, on court au travail, on trace, on presse, dépêchez-vous. Et vite, encore ça à expédier. Saucissonne, presse, pause déjeuner, encore des chardons, allez, vite, encore au boulot, quand est-ce qu’on s’est levé déjà….

Musicien chameau  2

Oh lala, mais tu vas pas nous courir….

Musicien chameau 1

Mais voilà, la cloche sonne, on court, on se change, on court au théâtre, et nous voilà. Stop. Sans transition. Dans le fauteuil. Prêt à dormir.

Musicien chameau 2

C’est les humains. Ils sont portés par leurs désirs, pas comme nous.

Musicien chameau 1

Oui, nous, c’est la philosophie.

Musicien chameau 2

La métaphysique.

Musicien chameau 1

Nous, on rumine, on vit, et on regarde, on voit, et on pense.

Musicien chameau 2

On pense.

Acte 1

(La scène représente un puits près duquel sont affalés Eliezer et les deux musiciens chameaux. De la verdure. Au loin, le désert, une ville.)

Scène 1

Eliezer

Avec mes chameaux
Je vais par les chemins
A la recherche
D’une fille à marier
Si vous la connaissez
N’attendez pas demain,
C’est une affaire à saisir
Cherche une fille à
MA-RIER

Beaucoup de femmes sont super belles
Elles ont pour plaire cent mille appas
Mais laquelle aura
Le cœur qui parlera pour elle

J’en ai traversé
Des pays, des contrées
J’en ai rencontré
Des beautés à pleurer
Mais je n’ai toujours pas
Trouvé la perle rare
Cherche une fille à
MA-RIER

Beaucoup de femmes sont super belles
Elles ont pour plaire cent mille appas
Mais laquelle aura
Le cœur qui parlera pour elle

J’ai des pierreries
Des soieries, des colliers
Pour parer d’or et
D’argent la fiancée
Et j’ai des billets d’ mille
Pour la belle famille
Ça ne peut pas faire de mal
Cherche une fille à
MA-RIER

Beaucoup de femmes sont super belles
Elles ont pour plaire cent mille appas
Mais laquelle aura
Le cœur qui parlera pour elle

Eh oui, me voici. On m’appelle Eliezer, Elie pour les intimes. Elie, car je suis l’élu. Elu pour quoi, je vous le demande ? Pour trouver dans ce fin fond de trou perdu ce qu’il y a de plus commun et aussi de plus rare. Une femme, une meuf, un ange, un petit brin de fille. Oh je ne fais pas le difficile, je vous prie de croire. Des rondeurs ici et des rondeurs là. La féerie des formes sphériques. La douceur de la courbure. Et si le cœur n’est pas de la partie, probable qu’il y viendra. Oui, c’est moi l’élu. Je suis en mission…

Scène 2

(Laila s’approche derrière Eliezer. Il sursaute.)

Laila

Ben quoi, avec tout son attirail, tous ses chameaux, tout son rintintoin, il a peur de Laila, le petit bout de chou !

Eliezer

Ma foi, c’est vrai qu’elle est chou, cette petite gourgandine. Et tu crois que j’ai peur, moi, Eliezer, moi, Elie, alors que j’ai déjà vaincu des rois, oui, mademoiselle. Alors, on fait moins sa maligne, hein. Attention, je mérite le respect, je suis un soldat, un fantassin, et tu peux voir en moi le plus valeureux, le plus courageux, le plus…

Laila

Oh, je ne savais point. Révérence…

Eliezer

Oui, bon, c’est bien.

Laila

Et révérence !

Eliezer

Voilà.

Laila

Révérévérévérence !

Eliezer

Bon, ça va. Dis-moi, entre nous, tu es célibataire ?

Laila

Eh ben vous, alors, on ne peut pas dire que vous y allez avec le dos de la cuillère !

Eliezer

Ni de la fourchette, d’ailleurs. Ecoute, là je ne parle pas pour moi, je ne rigole pas.

Laila

Ah !

Eliezer

Je suis là en mission.

Laila

Ah !

Eliezer

Ecoute, et ferme ta bouche !

Laila

Ah !

Eliezer

Chut ! Ne crois pas que je sois un homme riche. (A part) La coquine, elle change de figure ! Je suis le serviteur  d’un homme riche. Mon maître, Abraham…

Laila

Connais pas…

Eliezer

Forcément, il habite de l’autre côté du fleuve. Enfin, Abraham a fêté ses cent quarante ans la semaine dernière.

Laila

M’intéresse pas.

Eliezer

Mon maître a un fils qui s’appelle Isaac…

Laila

Et qui a cent ans !

Eliezer

Mais non, tête d’artichaut. Isaac a quarante ans, il a quarante ans et il est encore célibataire…

Laila

Pauvre chou !

Eliezer

Oui, enfin, mon maître qui se sent vieillir…

Laila

Oui, à son âge…

Eliezer

Bref, mon maître aimerait bien voir son fils casé illico presto. Alors il m’a envoyé, moi, Elie, son fidèle intendant, son vieux pote, il m’a envoyé parcourir le vaste monde pour trouver la petite fée.

Laila

Et tu as voyagé jusqu’ici ?

Eliezer

Oui, c’est ici le pays natal de mon maître, et Abraham m’a dit : les filles de mon pays, ce sont les plus jolies.

Laila

Mais pourquoi ton fameux Isaac il ne se débrouille pas lui-même ? C’est quand même lui, l’intéressé !

Eliezer

(à part) Mais qu’elle est embêtante !

Laila

Alors ?

Eliezer

Vois-tu, petite framboise sucrée, Isaac est un homme très occupé. Il travaille beaucoup. C’est un homme sage. Toujours dans ses livres. Et puis il souffre beaucoup d’avoir perdu sa maman, naguère. Et puis, pour tout dire, c’est un homme timide.

Laila

Ah, les hommes timides !

Combien de fois
Ai-je lu dans les yeux d’un homme
Et le désir, et l’inquiétude à en parler
Ah, si vous aviez pu ouvrir la bouche,
J’aurais commencé à vous aimer
.

En avant, monsieur le timide
A vous d’engager les hostilités
Vos regards humides et languides
Disent tout haut ce que vous me taisez
Ne restez pas comme un vieux piquet
Allez au diable, vous m’énervez

Combien de fois
Ai-je sentir mon cœur bouillir
En regardant un homme comme bâillonné
Je ne sais rien au monde qui soit pire
Que de craindre ce qu’on veut aimer

En avant, monsieur le timide
A vous d’engager les hostilités
Vos regards humides et languides
Disent tout haut ce que vous me taisez
Ne restez pas comme un vieux piquet
Allez au diable, vous m’énervez

Combien de fois
Ai-je ragé de n’être un homme
Moi je n’aurais pas fait tant de chichis pour ça
Tant pis pour moi, mon cœur n’est à personne
Puisque c’est aux timides qu’il va
Tant pis pour moi, mon cœur n’est à personne
Puisque c’est aux timides qu’il va

Eliezer

Ah, ça, c’est sûr, tu ne m’as pas l’air du genre timide…

Laila

Ah !

Eliezer

Pas du genre réservé.

Laila

Ah !

Eliezer

Pas du genre à baisser les yeux devant un homme !

Laila

Ah, ça, jamais !

Eliezer

Et il s’appelle comment, ce joli minois ? Tu me l’as dit tout à l’heure. Loula, Lila, Lola, Lala ?

Laila

Laila, monsieur Elie.

(Duo)

Laila, laila, laila, laila

Elie, Elie, Elie, Elie

Tu es belle comme les roses
Qui éclosent au paradis

Tu es beau comme un torrent
Qui s’élance de la montagne

La vie est un rêve
Pour ceux qui vivent de chansons

Laila, Laila

Elie, Elie

Tes joues sont des pommes gracieuses
Tes yeux clairs ont la fraîcheur de l’enfance

Près de toi comme d’un rocher
Je voudrais me reposer

La vie est un rêve
Pour ceux qui vivent de chansons

Laila, Laila

Elie, Elie

Je crois que tu te moques de moi
Que tu me joues la comédie

Ben oui, bêta, qu’est-ce que tu crois,
Je m’amuse, ah, ah, ah, ah

La vie est un rêve
Pour ceux qui vivent de chansons

Laila, Laila

Elie, Elie

Eliezer

Oui, ben ce n’est pas drôle.

Laila

Tiens, voilà la nuit.

Eliezer

Eh voilà, la nuit tombe, encore une fois !

Laila

Oui, c’est son habitude.

Eliezer

Habitude ou pas, c’est embêtant. Je n’ai toujours pas fait boire les chameaux, et ils commencent à devenir nerveux. Et je n’ai toujours pas trouvé d’épouse pour Isaac…

Laila

Bah, et moi alors ? Je ferais pas une bonne épouse…

Eliezer

Non, toi, ça n’irait pas.

Laila

Ecoutez ça !

Eliezer

Non, je veux dire, et ce n’est pas pour te déprécier, mais toi, tu ferais une bonne femme pour… Bibi !

Laila

Voyez-vous ça, le boniment !

Eliezer

Et d’abord, que fais-tu dans la vie ?

Laila

Qu’est-ce que ça peut faire ?

Eliezer

Allez !

Laila

Je suis la servante d’une grande dame de ce pays, Rébecca.

Eliezer

Ben, tu vois.

Laila.

Je vois quoi ?

Eliezer

Toi, tu es servante, moi je suis serviteur, le serviteur va avec la servante, et les chameaux sont bien gardés !

Musicien chameau1

Ça y est, on parle des nous. On a soif, nous, on a rien bu. On est devant un puits et personne ne nous donne d’eau.

Musicien chameau2

Ça me fait penser à Tantale, il avait soif, et qu’est-ce que qui lui arrivait déjà ?

Musicien chameau1

Moi j’ai l’impression d’être l’âne de Buridan. Je suis tiraillé, à droite par la soif, j’ai une envie de boire tu ne peux pas savoir. De l’autre côté par la philosophie, qui est une manière de détachement. Alors le chameau philosophe se détache de la soif, il pense, il regarde, il écoute. Il voit comment l’histoire se répète.

Eliezer

Ben, tu vois.

Laila.

Je vois quoi ?

Eliezer

Toi, tu es servante, moi je suis serviteur, le serviteur va avec la servante, et les chameaux sont bien gardés !

Laila

Quels préjugés !

Eliezer

Et mes chameaux, ne voudrais-tu pas leur donner à boire, à mes chameaux assoiffés ?

Laila

Et pourquoi donc ?

Eliezer

Parce qu’ils ont soif !

Laila

Et qu’est ce que cela peut bien me faire, que messieurs tes chameaux aient soif ? Tu ne peux pas leur donner toi-même à boire ? Et d’abord les chameaux n’ont jamais soif.

Eliezer

Allez, mon chou, tu ne vois pas que j’ai fait un long voyage aujourd’hui, tu n’as pas pitié du pauvre Elie ?

Laila

Pfou !

(Elle sort.)

Scène 3

Eliezer

Ah, mon dieu, voilà bien les femmes ! Frivoles, joueuses, âpres au plaisir comme au gain ! Et quand il s’agit de rendre service, personne ! Ah, pourquoi m’as-tu fait naître homme ? Ah, s’il existait, sur la terre, une femme, pas deux, une, une qui me dirait : dites moi, monsieur, vous paraissez assoiffé. Laissez-moi vous puiser de l’eau, et après, je m’occuperai d’abreuver vos chameaux qui en ont bien besoin.  Enfin, si au moins une femme était assez sensible pour remarquer que mes pauvres bêtes ont soif. Soif !

Musicien chameau1

On a soif, on a soif.

Musicien chameau2

On n’est pas des philosophes, on est d’abord des chameaux, et on a soif.

Musicien chameau1

On a soif ! Les chameaux ont besoin de boire, ils en  ont besoin.

Eliezer

Si cette femme existait, qu’elle vînt là, à l’instant, comme une apparition, je te jure qu’elle serait la femme d’Isaac, dût-elle être borgne et édentée !

Musicien chameau1

Qu’elle arrive, qu’elle arrive, on a soif !

Musicien chameau1

On a soif. Ah la voilà.

(Rébecca entre, belle comme le jour.)

Rébecca

Dites moi, monsieur, vous paraissez assoiffé. Laissez-moi vous puiser de l’eau, et après, je m’occuperai d’abreuver vos chameaux qui en ont bien besoin. 

Eliezer

Beuh, beuh, beuh, beuh…

Rébecca

Vos pauvres bêtes ont soif, regardez-les !

(Elle puise de l’eau et lui donne à boire.)

Voici de l’eau, mon charmant monsieur
Buvez, buvez tant que vous le voulez
Voici de l’eau mon charmant monsieur
Après vous verrez le monde avec d’autres yeux

Passer des années
Dans le désert à avancer
Dans le désert à transporter
Des colis, des sacs, des paquets
Ça mérite bien      
Quand finit la sainte journée
Un peu d’amour et beaucoup de gaîté

(Elle abreuve les musiciens chameaux)

Voici de l’eau mon joli chameau,
Bois, bois, jusqu’à ce que tu n’aies plus soif
Voici de l’eau mon joli chameau,
Après tu pourras dormir, mon joli chameau
Passer des années
Dans le désert à avancer
Dans le désert à transporter
Des colis, des sacs, des paquets
Ça mérite bien      
Quand finit la sainte journée
Un peu d’amour et beaucoup de gaîté

(Elle offre à boire à une dame dans le public)

Voici de l’eau, ma jolie madame,
Buvez, buvez tant que vous le voulez
Voici de l’eau, ma jolie madame
Pour rafraîchir votre bouche et calmer votre âme
Passer des années
Dans le désert à avancer
Dans le désert à transporter
Des colis, des sacs, des paquets
Ça mérite bien      
Quand finit la sainte journée
Un peu d’amour et beaucoup de gaîté
.

Scène 4

(Entre Laila)

Laila

Maîtresse, laissez-moi vous aider à abreuver ces magnifiques bêtes !

Eliezer

(A part) oh l’hypocrite !

Rébecca

Laila, que fais-tu là ? Je te croyais à la maison  avec mon frère… Enfin, pour les chameaux, c’est fini, mais tu peux m’aider. J’étais venu au puits chercher des asperges sauvages pour le repas de ce soir. Tu sais que Laban en raffole, et il y en a toujours plein dans les environs. Tiens, en voilà une…

Laila

Ici, deux autres !

Rébecca

Et là tout un bouquet !

Eliezer

Mesdemoiselles…

Rébecca

Et là, elle était bien cachée ! Il y en a plein, il y a plein d’asperges !

Laila

Une autre !

Eliezer

Mesdemoiselles… J’aurais plus de succès si j’étais une asperge...

Rébecca

Et une !

Laila

Et là !

Eliezer

Bon, je vais les aider. En voici une !

Rébecca

Et une autre !

Laila

Et encore !

(Ils ramassent des asperges en poussant des petits cris)

DANSE DES ASPERGES SAUVAGES

Rébecca

Eh bien, nous voici à la tête d’un vrai trésor d’asperges ! C’est mon frère qui va être content. C’est son plat préféré. Et, vous savez, la saison des asperges est très courte, et dans la région, ce sont des denrées rares. Mais je vous ennuie.

Eliezer

Mais non, absolument pas. Je me suis follement amusé.

Rébecca

Je ne sais comment vous remercier de vous être joint à nous.

Eliezer

Mais pas du tout. C’est moi qui vous suis reconnaissant d’avoir donné à boire à mes chameaux. (Il va chercher dans ses sacs de magnifiques bijoux). Veuillez accepter ce modeste hommage à votre beauté et votre douceur. (A part) Pas comme d’autres !

Rébecca

Monsieur, je ne puis accepter !

Eliezer

J’insiste.

Laila

Venez, maîtresse, rentrons à la maison. Cet étranger me paraît étrange.

Rébecca

Oui, la nuit est tombée. Heureusement que la pleine lune éclaire de sa blanche lueur les arbres desséchés. Monsieur, je ne saurais accepter votre merveilleux cadeau qu’à condition que vous consentiez à partager notre repas de ce soir, et que nous vous trouvions un endroit où passer la nuit.

Eliezer

Avec plaisir, chère… excusez-moi, je n’ai pas la mémoire des noms : Rabacou, Riboca, Caribou ?

Laila

Rébecca, idiot !

Rébecca

A tout à l’heure, alors.

Eliezer

Le temps de ranger mes affaires, et je suis à vous, mes chers anges…

(Trio)

Laila

J’ai un pressentiment
Mon cœur est tout tremblant
Comme si la main de dieu
Me serrait tendrement
Jadis on m’avait dit
Qu’un étranger viendrait changer mon destin
Mon cœur bat
Mais n’en paraissons rien

Rébecca

Mon cœur
Brûle de bonheur
Je n’y comprends rien
Tout à coup je suis une enfant de dix ans
Sont-ce les bijoux de l’étranger
Non, ce n’est pas cela
J’ai l’impression
Pour la première fois
Que je vais être heureuse

Eliezer

Je ne suis pas insensible
A l’indocile et piquante servante !
Dans mon cœur je sens
Une chaleur qui se répand.
L’amour, c’est l’amour.

Fin du Premier Acte

Acte II

La maison des Bathuel. Un arbre, une table.

Scène 1

(Laban, Rébecca, Laila)

Rébecca et Laila arrivent, dans leur monde intérieur.

Laban

Alors qu’est-ce que vous traînez ?

Rébecca

Hein ?

Laban

Laila !

Laila

Han !

Laban

Rébecca, Rébecca, regarde-moi, regarde ton frère !

Rébecca

Ah que je suis heureuse !

Laban

Heureuse ? Mais qu’est-ce qu’elle raconte ! Laila !

Laila

Quel doux pressentiment…

Laban

Qu’est-ce que c’est que ce théâtre ? Elles sont folles ! Voilà une heure que je les attends. Mon estomac, vous entendez mon estomac ? Grongron, grongron… Vous savez ce que ça veut dire ! J’ai faim. Non, elles ne m’entendent pas, et le repas ne sera pas prêt de sitôt.

Laila

Comme si l’on avait que cela à faire, la mangeaille de monsieur !

Laban

Comment, mademoiselle se réveille, et c’est pour disputer. Ah, voilà bien les femmes !

Trio

Laban

Ah les filles
C’est toujours la même chose
Des chipies, des chipies, des chipies
On leur parle
Elles pensent à autre chose
Si tant est qu’on puisse appeler cela penser
Un problème ?
Elles s’énervent, elles explosent
Une joie ?
Ça les rend complètement fada
Gnagnagna
Gnagnagnagna
Oh bien sûr on ne peut rien critiquer
Sinon attention
Elles nous font la gueule des jours
Parfois des années
C’est assez terrible à dire
Mais le monde serait tranquille
Sans les filles
Sans les filles

Laila, Rébecca

Ah les mecs
C’est toujours la même chose
Des machos, des machos, des machos
On leur parle
Et ils pensent à la chose
Si tant est qu’on puisse appeler cela penser
Un problème,
Et ils appellent leur maman
Le bonheur
Les rend complètement gnangnan
Gnagnagna
Gnagnagnagna
Oh bien sur on ne peut rien critiquer
Sinon attention
Ils seraient capables de nous
Filer des raclées
Si on les chassait de la planète
Le monde serait plus chouette
Sans les mecs
Sans les mecs

(Laban remarque les bijoux dont est parée sa sœur.)

Laban

Dis donc, toi, peux-tu m’expliquer ce que signifient ces breloques ?

Rébecca

Tout à l’heure, j’étais au puits, pour te chercher des asperges sauvages…

Laban

Le cher ange !

Rébecca

Quand je vois, près de la margelle, des chameaux assoiffés, ainsi qu’un étranger…

Laban

Un étranger, un étranger, j’aurais dû m’en douter !

Rébecca

Tout à coup je repère un banc d’asperges…

Laban

Qu’elle est gentille !

Rébecca

Et, comme papa nous l’a appris, il faut toujours être aimable avec les étrangers.

Laban

Tout dépend de ce qu’on appelle être aimable.

Rébecca

Et j’ai donné à boire à ses chameaux qui avaient soif.

Laila

Des chameaux terriblement assoiffés !

Rébecca

Et à l’étranger aussi j’ai donné à boire.

Laila

Il était complètement déshydraté.

Rébecca

Et j’ai aussi donné à boire à quelqu’un qui était là.

Laban

Qui ?

Rébecca

(Montrant la spectatrice) A cette personne.

Laban

Oui, bon, d’accord, et après ?

Rébecca

Après, en remerciement, l’étranger m’a offert ce collier et ce bracelet.

Laban

Pour de l’eau ?

Laila

Oui, maître.

Laban

Je ne te parle pas, à toi. Rébecca, tu veux me faire croire que quelqu’un t’a donné des bijoux qui coûtent ce prix-là pour de l’eau gratuite ?

Rébecca

Mais oui !

Laban

Pour l’eau du puits ?

Rébecca

Oui, je te dis. Au lieu de prendre cet air soupçonneux et méchant, tu n’auras qu’à le lui demander toi-même. J’ai invité cet étranger, Monsieur Eliezer, à venir dîner. Et j’espère que tu auras la bonté de l’inviter à passer la nuit !

Laban

Ah, ben, voilà autre chose ! Eh bien allez faire la cuisine et préparer la maison.

(Elles sortent.)

Scène 2

(Laban, Eliezer, les Musiciens chameaux)

Laban

Il faut tirer cela au clair. Toute cette histoire m’a l’air louche. Ces petites gourgandines me cachent la vérité, c’est certain. Mais cachent-elles quelque chose de honteux, de dégradant ? Oh, je saurai tout ce soir. Je ferai parler l’étranger. Je démasquerai les noirs complots qui se trament. Le crime ne restera pas impuni. Pas de pitié, je serai le bras armé du droit, de la justice, de l’honneur. Je serai le vengeur, le procureur, l’exécuteur !

(Eliezer arrive avec ses chameaux.)

Eliezer

Alors elle m’a dit : derrière le bosquet, à droite, adossée à la colline, une maison bleue. Ce doit être là. Allez, les chameaux ! Monsieur, est-ce ici la demeure de dame Rébecca ?

Laban

Oui-da, étranger.

Eliezer

Là qu’habite aussi son auguste frère ?

Laban

Oui-da.

Eliezer

Ce frère dont on m’a vanté le courage et la bonté !

Laban

Mmm.

Eliezer

Ce frère dont je sais qu’il est des hommes les plus valeureux et les plus puissants du pays !

Laban

Moui.

Musicien chameau 1

C’est cousu de fil blanc.

Musicien chameau 2

Arrêtez, là. Vous surjouez.

Musicien chameau 1

Tout cela, pour prouver quoi ?

Musicien chameau 2

Pour rien prouver. Il n’y a plus de sens, la pensée est immobile, c’est des mots pour meubler le temps, le meubler avec de petits meubles d’Ikéa, bien adaptés à des intérieurs rétrécis.

Musicien chameau 1

Tu es cynique.

Musicien chameau 2

Je suis un chameau. Ce sont des mots vides, des petits mots, des mots sans éloquence.

Musicien chameau 1

Des mots qui s’envolent, des mots pour rien.

Musicien chameau 2

Les mots, toujours trop de mots, et pas assez de contemplation. Là, viens voir ce reflet-là. (Silence.)

Musicien chameau 1

C’est beau. (Même jeu.)

Musicien chameau 2

L’absolu de la lumière. (Même jeu.)

Musicien chameau 1

Méditation sur la couleur orange.

Musicien chameau 2

Tout est là. (Même jeu.)

Musicien chameau 1

Tout est là, dans la couleur, le mince fil qui nous retient à la vie. (Même jeu.)

Musicien chameau 2

Qui nous fait échapper à la folie.

Eliezer

Ce frère enfin auquel j’apporte ce sac rempli d’or et ce panier plein d’asperges sauvages que j’ai cueillies en chemin !

Laban

Des asperges ! Ah, le doux homme, laisse-moi vous embrasser ! N’allez point plus loin. Je suis Laban, Laban, le frère de Rébecca, Laban le fils de Bathuel…

Eliezer

Le fils de Bathuel !

Laban

Oui, le fils de Bathuel, pour vous servir, étranger. J’ai nettoyé la maison pour que vous y fussiez à l’aise. Faites-moi l’honneur de passer la soirée et la nuit auprès de nous ! Allez, musique et danse, et que la paix soit avec vous !

Duo

Yalla, yalla, yalla
Dansez, dansez, dansez
Puisque la vie est belle
C’est la danse de la paix

Yalla, yalla, yalla
C’est chaud, c’est chaud, c’est chaud
C’est l’orient qui s’éveille
C’est la danse de la paix

Yalla, yalla, yalla
Laissons tomber, tomber
Comme feuilles d’automne
Ce qui peut nous séparer

Yalla, yalla, yalla
Faisons la paix, la paix
Puisqu’il n’y a personne
Qui puisse nous en priver

Levez le pied
Levez la main
Et remuez
Du popotin
Yalla, yalla, yalla, yalla

Scène 3

(Les mêmes, Laila, Rébecca)

Laila

En voilà un remue-ménage !

Laban

Voilà la rabat-joie.

Laila

Ces messieurs ont pu faire connaissance.

Laban

Bon, il est temps de passer à table.

(Rébecca arrive avec un plat fumant.)

Laila

Ah !

Rébecca

Voici les asperges !

Laban

Miam miam !

Eliezer

Mes très chers amis, je suis, je ne sais comment dire, gêné, contrit, embarrassé de vous imposer ce contretemps, mais je ne mangerai pas avant de vous avoir raconté mon histoire.

Laban

Allons bon.

Rébecca

Mais ça va refroidir !

Laila

De toute façon, moi je commence à manger !

Laban

Ne pourriez-vous pas nous la raconter tout en mangeant ?

Eliezer

Hélas, non, car j’ai une affaire du plus haut sérieux à vous exposer.

Laban

Nous y voilà.

Eliezer

Laban, vous m’avez dit être le fils de Bathuel.

Laban

Oui-da.

Eliezer

Ce Bathuel, est-ce le Bathuel qui est fils de Nahor et de Milka.

Laban

En effet, ce sont mes grands-parents.

Eliezer

Eh bien, mon maître, Abraham, est le frère de votre grand-père.

Laban

Abraham ? Je crois qu’il s’appelait Abram.

Rébecca

Oui, papi me parlait souvent de son frère, qui a émigré vers l’ouest. Il l’appelait le Rebelle.

Eliezer

Abraham, votre grand-oncle, a eu des tribulations fantastiques, et il est devenu immensément riche.

Laban

Ça lui fait quel âge ?

Eliezer

Il est très âgé. Sara, son épouse, a eu un fils dans sa vieillesse, un fils, Isaac, qui a maintenant quarante ans. Un fils célibataire. Mon maître m’a demandé de lui trouver une compagne. Il a m’a dit : Va dans mon pays, c’est là qu’elles sont les plus jolies. J’ai donc voyagé, cherché dans les villes et les hameaux une épouse pour le fils de mon maître. Je commençais à perdre courage. Tout à l’heure, je jurai dans ma détresse que la première femme qui proposerait d’abreuver mes chameaux, je demanderais sa main pour Isaac…

Rébecca

Ah !

Eliezer

Rébecca, votre sœur, s’est présentée alors, qui a donné à boire à mes bêtes. Maintenant, son sort et le mien sont entre vos mains. Moi, j’ai rempli ma mission et trouvé l’épouse. Quoi qu’il arrive, je serai dégagé de cette curieuse tâche.

Musicien chameau 1

As-tu compris quelque chose ?

Musicien chameau 2

Rien. Ce sont des histoires de familles. Moi, j’ai à peine connu ma mère.

Musicien chameau 1

Moi non plus, je n’ai pas beaucoup connu ma mère. Nous avons été séparés très tôt. Et mon père, je ne sais pas qui c’est.

Musicien chameau 2

Moi non plus.

Musicien chameau 1

Sans famille dans un monde d’apparences, de faussetés et de trahison !

Musicien chameau 2

Ma mère était douce, gentille, très drôle aussi.

Musicien chameau 1

Arrête, je vais pleurer.

Laban

Mais pourquoi cet Isaac n’est-il pas venu lui-même ? Est-il vilain à voir ?

Eliezer

Non point, mais il est en deuil de sa mère Sarah, et mon maître souhaitait le garder près de lui. Non, Isaac est un homme rare, très aimable.

Laban

Bon, pourquoi pas ? J’ai une petite maison tout près d’ici, et les époux pourront s’y installer.

Eliezer

Non, Laban. Abraham m’a fait jurer de ramener l’épouse à son fils. J’ai là un papier par lequel il lègue tous ses immenses biens au futur couple. Et à toi il offre ce trésor. (Il ouvre un coffre.)

Laila, Laban, Rébecca

Oooh !

Eliezer

Maintenant, dis-moi si je dois aller à droite ou à gauche, et passons à table !

Laban

La main de Dieu est derrière tout cela. Je ne peux rien en dire ni en bien ni en  mal. Je te suis favorable, mais je te donnerai ma réponse dans quinze jours.

 

Eliezer

Non point, Laban ? Je partirai demain matin, avec ou sans Rébecca, mais je partirai dès l’aube.

Laban

Qu’il est contrariant ! Et toi, Rébie, qu’en dis-tu ?

Rébecca

Je sais déjà
Sans l’avoir vu
Je sais que je suis à lui
Je le sais déjà
Comme si tout cela
Etait déjà écrit

Sans l’avoir vu
Je sais que je suis à lui
Je suis à lui       

Oui mais j’ai peur
Comment ne pas avoir peur
Et si jamais
Nous n’étions pas fait
L’un pour l’autre
Je ne sais pas
Je ne sais plus

Je sais déjà
Sans l’avoir vu
Je sais que je suis à lui
Nous serons heureux
Il m’aimera
Je l’aimerai
Toute ma vie

Sans l’avoir vu
Je sais que je suis à lui
Je suis à lui

Et si jamais
C’était quelqu’un de méchant
Non, non, non, non
Le pressentiment
Ne saurait mentir
Je ne suis pas née pour souffrir

Engager toute sa vie
Sur un coup de dé
Sur un pressentiment
Sur la confiance
C’est s’abandonner
C’est croire qu’on pourra rendre quelqu’un heureux

Je sais déjà
Sans l’avoir vu
Je sais que je suis à lui
Et pour les combats
Et pour les jours
Plus heureux de la vie

Sans l’avoir vu
Je sais que je suis à lui
Je suis à lui

Laban

Vous voyez bien, elle n’arrive pas à se décider. Laissez-lui un délai.

Rébecca

Mon frère chéri,  je vais avec lui, je vais épouser Isaac. Je t’en prie, laisse-moi aller.

Laban

Dans le pays aussi, il y a des hommes très bien…

Rébecca

Au revoir, mon frère, au revoir, cher pays de mon enfance, bercé de tant d’espérances. Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, je partirai. Vois-tu, je sais qu’Isaac m’attend. J’irai par les montagnes, j’irai par les déserts, je ne puis demeurer loin de lui plus longtemps.

Laban

Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur de rester ici vivre ensemble. Qu’il est cruel de nous séparer. Mais va, suis ta route, suis ton chemin, je te souhaite un grand bonheur et une nombreuse descendance. Prions pour qu’un jour nos enfants se rencontrent…

Rébecca

Oui, mon frère. (Elle sort, bouleversée.)

Laila

Bon, c’est froid maintenant.

Eliezer

Hum…

Laban

De toute façon, je n’ai pas faim. Bonsoir, la compagnie.

Scène 4

(Laila, Eliezer)

Laila

Et moi ?

Eliezer

Quoi, toi ?

Laila

Ben, moi…

Eliezer

Quoi encore ?

Laila

Non, j’avais pensé…

Eliezer

Parfois il faut se quitter
Malgré qu’on en ait
Un jour je reviendrai
Te chercher
Je te demanderai
Si tu me pardonnes
De t’avoir quitté
Un moment
Un moment toujours trop long

Je reviendrai
Je reviendrai
Pour t’aimer mieux
Attends-moi     
Je pars
N’aie pas peur
Qu’on se sépare
Je reviendrai

Si je t’enlevais
Ce serait une si lourde
Responsabilité
Ce n’est pas des mots passionnés
Mais je te prie de comprendre
De croire

Je reviendrai
Je reviendrai
Je reviendrai
Pour t’aimer mieux
Attends-moi     Je pars
N’aie pas peur
Qu’on se sépare
Je reviendrai

Laila

Mon petit bonhomme, ou je pars avec toi, ou je te dis adieu pour toujours. Je ne suis pas la femme du marin !

Eliezer

(Il la prend dans ses bras.) Ah, les filles !

(fin du deuxième acte)

Acte III

Vers le soir, un autre puits, le Puits du Vivant de ma Vision.

Scène 1

(Isaac, les Musiciens Chameaux.)

Isaac

Maman
Maman Sarah
Quelle douleur
Pour ton enfant
D’avoir perdu sa maman

Maman
Maman Sarah
Des regrets
Et des remords
Je suis inconsolable

Maman
Maman Sarah
Séparé
De ta bonté
Je suis séparé de la vie
.

Je suis inconsolable après la mort de maman. Et si chagriné de voir mon père Abraham si seul, si triste. Oh, il a toujours, dans ses yeux, cette lueur, cette espérance, comme si la vie nous réservait encore des surprises, des taquineries pour nous titiller encore. Et puis la tristesse, la nostalgie, les nuages du passé et de l’avenir assombrissent son regard. Ah, si Eliezer était là, avec sa bonne humeur, il nous remonterait le moral. Mais il est parti, on ne sait pourquoi. Quand je demande à papa, il fait son héros au sourire si doux et il me dit gravement : mission impossible, mystère et boule de gomme. Je crois aussi mon père préoccupé d’avoir des petits-enfants. Célibataire… Oh lala, j’en ai assez d’être célibataire. En quarante ans, remarquez, j’ai songé parfois au mariage. Oui, enfin, bon, il y avait cette voisine, Colette, elle me plaisait bien. Et Géraldine aussi. Amandine, également, elle est gentille. Et Isabelle, un vrai caramel. Lulu, oui, Lucie, oh ! Je m’attendris, j’y pense jour et nuit, mon cœur palpite. En fait, je tombe très vite amoureux et je voudrais épouser toutes les femmes de la terre, et des autres planètes. Ce qui signifie, me dit Eliezer, que je ne suis l’homme que d’une femme. Mais de laquelle ? Ah, comment faire ? Quelle douleur d’être célibataire !

Oh, mon dieu
Dieu de tout l’univers
Ecoute ma prière
Ecoute la prière
D’un quadragénaire
Célibataire

Ne laisse pas ta Présence
Privée de l’amour de ma descendance
Viens résider
Sur mon foyer
Comme autrefois
Chez maman et papa
Tu faisais déborder
Ta sainteté
Sur toute la contrée

Oh mon dieu
Dieu de tout l’univers
Ecoute la prière
Des célibataires

Musicien chameau 2

Oh non, pas ça.

Musicien chameau 1

Mais tais-toi, voilà Rébecca. Qu’elle est belle.

Musicien chameau 2

La beauté s’en ira.

Musicien chameau 1

Mais non, sa beauté ne s’en ira jamais. Et Isaac, il ne t’émeut pas ? Quand même il vient de perdre sa mère.

Musicien chameau 2

Arrête de crari.

Musicien chameau 1

Ta gueule.

Musicien chameau 2 (s’éloignant.)

Il est à fond.

Scène 2

(Isaac, Rébecca)

Rébecca est arrivée doucement sur la scène.

Rébecca

Quel est ce drôle de monsieur ? Pourquoi fait-il ces gestes vers le ciel ?

Isaac

(Vibrant.) Mon dieu, dieu de tout l’univers, accorde-moi une femme !(Isaac se retourne et reste stupéfié de voir Rébecca.) Oh, mademoiselle, mademoiselle ! Ce qu’elle est belle ! Mon dieu, tu es vraiment le plus puissant des dieux, et aussi un dieu qui a de l’humour. Je t’adore. Mademoiselle, mademoiselle ! Mon petit cadeau du ciel ! (Il la prend dans ses bras, elle se libère !)

Rébecca

Ah, monsieur, ne me touchez pas ! Mais qu’est-ce qui lui prend !

Isaac

Ah, viens à moi, présent de dieu !

Rébecca

Mais il est malade… Oh, oh, il n’y a personne alentour ?

Isaac

Oh, douce et voluptueuse récompense de mes prières, viens dans mes bras !

Rébecca

Mais voyons, monsieur, reprenez-vous ! (A part.) Et moi qui ai dit à Eliezer de m’attendre au moins une heure, pour me dégourdir les jambes !

Isaac

Mon chou, mon bonbon, ma promise !

Rébecca

Halte là, monsieur, gardez vos distances ! Je ne suis pas votre promise, car je suis la promise de quelqu’un d’autre, et, telle que vous me voyez, je vais rejoindre mon fiancé.

Isaac

Ah.

Rébecca

Oui, monsieur, ce n’est pas contre vous, vous me paraissez charmant, mais, voyez-vous, je vais rejoindre mon fiancé.

Isaac

Ah.

Rébecca

Je vais rejoindre mon fiancé.

Isaac

Aaah.

Rébecca

Le voici tout à fait calmé, et même abattu. Au moins, c’est un homme d’honneur. Allons, monsieur, remettez-vous. Qu’est-ce qui vous a pris, quel démon, quelle tarentule vous a piqué ?

Chameau 2

Mais comment qu’ils causent !

Duo

Quelle étrange chose que la prière
Quand elle est exaucée
On en oublie de remercier
Et quand elle n’est pas écoutée
On se sent abandonné

Quelle étrange chose qu’un homme
Tout à l’heure il ne me regardait que trop
A présent c’est à peine
Si j’existe encor pour lui
Je me sens abandonnée

Vivre c’est apprendre
A dire au revoir

Quelle étrange chose que le désir
Il dérègle nos pensées
Il fait commettre des folies
Et tant qu'il n’est pas satisfait
On se sent abandonné

Quelle étrange chose que la vie
Je vais vers un inconnu
Et je me sens obligée
De me refuser
A quelqu’un qui me plaît
Je me sens abandonnée

Vivre c’est apprendre
A dire au revoir

Rébecca

Quelle tristesse.

Isaac

Je suis au désespoir.

Musicien chameau 2

Arrête ton char, Ben-Hur !

Rébecca

Mon cœur souffre. Je ne suis pas indifférente à cet homme. (On entend la voix d’Eliezer.) Oh, Eliezer! Pourvu qu’il ne me voie pas ici, en compagnie de cet inconnu. Qu’est-ce qu’il irait penser ! Vite ! (Elle sort.)

Scène 3

(Isaac, Eliezer)

Eliezer

Rébecca, Rébecca ! Oh, Isaac ! (Isaac reste sans réaction.) Isaac !

Isaac

Laissez-moi mourir !

Eliezer

Isaac, regardez-moi !

Isaac

Non, la vie ne vaut pas le coup.

Eliezer

Isaac, c’est moi, Eliezer, ton vieux pote !

Isaac

Elie, oh, te voilà. Ah, enfin une bonne nouvelle ! Mais où étais-tu donc parti durant tout ce temps ? Raconte.

Eliezer

J’étais missionné par ton daron… Isaac, ça me fait de la peine de te voir dans cet état. Depuis que ta mère est partie, tu n’es plus le même.

Isaac

Oui, mon vieux, c’est comme si quelque chose était définitivement cassé. Tout à l’heure, c’était comme une apparition, elle était si belle. Comme un don du ciel. C’est ce que je lui ai dit. Viens à moi, présent du ciel. Le bonheur à portée de main. Et puis elle me repousse, et je me noie dans le chagrin, et puis je relève la tête, et qui je vois ?

Eliezer

Mais qu’est-ce qu’il dit ? Tu débloques ou quoi ?

Isaac

Personne ne me comprend jamais.

Je débloque
Je loufoque
Je pars en breloques
Direction les petites bicoques
Je suis dingue
Ding dong
Fêlé comme un vase Ming
Fou d’une poupée

Je suis fou
Chou hibou
A force d’être à bout
Et l’asile est au bout
Je suis dingue
Ding dong
Fêlé comme un vase Ming
Fou d’une poupée

Le gaga
Le fada
Le mec qui dit basta
C’est bibi les gars
Je suis dingue
Ding dong
Fêlé comme un vase Ming
Fou d’une poupée

Scène 4

(Isaac, Eliezer, Laila)

Laila

Salut, les gars !

Eliezer

Moins fort, Laila !

Isaac

Qui c’est, vous ?

Laila

Laila, pour vous servir, monseigneur, ci-devant fiancée d’Eliezer.

Isaac

Comment, Elie, toi, fiancé ! C’est donc pour ça !

Eliezer

Oui, mon cher, un bédouin, dans le désert, a célébré nos fiançailles.

Musicien chameau 2

N’importe quoi !

Laila

Et nous sommes en route pour faire d’autres fiançailles…

Isaac

Ah, je suis heureux pour vous. Mais ne m’en veuillez pas si je pleure, car tout le monde va se marier, et moi je reste tout seul comme un chien boiteux.

Eliezer

Laila, je te présente Isaac.

Laila

Ah, c’est lui. Il est mignon. Alors les noces approchent.

Eliezer

Oui, enfin, à condition de retrouver Rébecca.

Laila

Oui, je ne sais pas où elle est passée. Rébecca, Rébecca !

Eliezer

Rébecca, Rébecca !

Isaac

Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je n’y comprends rien.

Eliezer

Je ne peux pas t’expliquer pour l’instant. Ne bouge pas. Rébecca, Rébecca !

(Eliezer et Laila sortent.)

Musicien chameau 2

Rébecca, Rebecca !

 

Scène 5

(Isaac, Eliezer, Laila, Rébecca)

Pendant le monologue d’Isaac, Eliezer et Laila traverseront la scène en appelant Rébecca à maintes reprises.

Isaac

Il y a un vent de folie sur cette soirée. Moi qui étais venu à l’écart du village pour trouver du calme, me voici tourneboulé. Heureusement, ce vieux grigou d’Eliezer a trouvé une copine. Je suis bien content pour lui. Il faut me résigner à voir le bonheur chez les autres et que ma vie soit plus difficile. Tout le monde n’arrive pas à être heureux, c’est comme si le bonheur était une grâce en quantité limitée. Peut-être que mon malheur sert à quelqu’un, dans ce cas-là il ne serait pas inutile. Si j’étais heureux, je retirerais peut-être le bonheur à quelqu’un. Non, ça ne peut pas être ça. Il  doit y avoir des gisements de bonheur, des gisements plus ou moins profonds, plus ou moins riches….

Eliezer

(Poussant Rébecca avec Laila) Mais viens…

Isaac

Elle !

Laila

Venez, maîtresse !

Eliezer

Venez que je vous présente.

Isaac

J’ai peur !

Rébecca

Je meurs de honte

Quatuor

Eliezer

Venez voir
Rébecca
Venez voir
Votre promis
Votre futur
Isaac

Laila

Maîtresse
N’ayez pas peur
De votre destin

Les deux

Nous approchons du dénouement
Que cela me parait charmant !

Isaac

Qu’elle est belle !
Ah, mon cœur bat !

Rébecca

Ah, je meurs
De honte ah !

Les deux

Ah, comme je voudrais, en ce moment,
Pouvoir éviter ce tourment !

Eliezer

Silence ! Isaac, ton père, Abraham, m’avait demandé d’aller dans son pays natal te chercher une fiancée. Rébecca, je t’avais promis de te conduire à ton fiancé. Vous me paraissez fort troublés. Serait-ce que vous ne vous plussiez point ?

Isaac

Toi, ma fiancée !

Rébecca

C’est toi Isaac ?

Danse de Mazel Tov

 

Epilogue

Musicien chameau 1

Drôle de fin.

Musicien chameau 2

Ah, c’était la fin ?

Musicien chameau 1

On reste sur sa faim.

Musicien chameau 2

Très fin.

Musicien chameau 1

Il va y avoir un mariage. Qui sera invité, qui sera évité, qui sera oublié ?

Musicien chameau 2

Et que donnera-t-on à manger aux chameaux ce jour-là ?

Musicien chameau 1

Réjouissez les chameaux, chouchoutez les chameaux !

Musicien chameau 2

Eh, viens voir par là !

Musicien chameau 1

Quoi ?

Musicien chameau 2

Là, entre le buisson gauche et la rivière…

Musicien chameau 1

Où ?

Musicien chameau 2

Là-bas, un rose sublime, la longue tache changeante sur l’herbe…

Musicien chameau 1

 (Silencieusement) Oh lala…

(Noir)