LA TORTUE

Ou

Le syndrome d’Alger

Livret et musique de Michel Lascault

(Divertissement musical pour deux chanteurs, une chanteuse et un piano)

(cliquer sur les tortues pour revenir au menu principal)

Personnages

L’Architecte
Madame Lucienne, femme de l’architecte
Le Violoncelliste, amant de Madame Lucienne
Le Psychanalyste
L’Âme

Acte Premier

Une armoire. L’architecte descend à travers la salle en bavardant avec Madame Lucienne. Elle porte un bâtonnet d’encens et une marmite, et lui une guirlande. Derrière, les suit le violoncelliste  discrètement. L’architecte retourne précipitamment sur ses pas, l’air préoccupé.

Madame Lucienne. « J’arrive, j’arrive ! » ça me rend folle. Il a oublié quelque chose dans le bateau. Dans le bateau ! Sur le bateau. Qu’est-ce qu’on a à faire de ce  bateau, je vous le demande. Toujours ces mondanités où l’on s’emmerde et pour rien : petits fours et queues de cerises. Et puis un bateau, parlons-en, de bateau. Un cargo, une espèce de veau marin. Et le ragoût de veau qui refroidit. Il est mort, ce ragoût de veau. (Elle dresse l’oreille.) Un veau qui ne vogue pas, un veau immobile, qui flotte comme un porc dans le port d’Alger. (Elle prend le téléphone.) Allô ? Non, personne. Pourtant j’aurais juré que j’ai entendu un bruit, un bruit sourd, un bruit profond. Et ça vibre. (Elle tape du pied.) Et, en bas, vous pourriez pas arrêter ? « J’ai oublié quelque chose dans le bateau… » « - Quelque chose, quoi ? » je lui demande. Il me répond : « Quoi ? » Je précise : « T’as oublié quoi ? – Mes lunettes, mes lunettes… » Il n’a pas vu qu’il ne voyait pas… Ses lunettes… Et cette manie de les poser n’importe où, dans le bateau… Un jour il va les perdre, ses lunettes, et on aura l’air de quoi ? Non, mais c’est quoi, cette journée ? Mauvais signe. D’abord le cargo, un bateau de veaux, et maintenant les lunettes. Là c’est tout à fait… (Elle dresse l’oreille.) Là ! Encore ! ça vibre ! C’est le sol. (Elle se met par terre.) Oui, c’est le sol, c’est le sol qui vibre. On sent. (Elle tape.) Non, mais c’est pas fini, en bas, vous n’avez pas fini ce ramdam ? C’est idiot, il n’y a personne en dessous, c’est la cave, ça doit venir de dehors. Dieu sait ce qu’ils font dehors, ceux-là. Eh, arrêtez ! Vous m’entendez, arrêtez ! Ils ne m’entendent pas. Et même s’ils m’entendaient, qu’est-ce que ça changerait ? Ils s’en foutent, de nous. C’est foutu maintenant. (Elle s’assoit par terre.) Ah,  respiration, lotus… Voyage… Respirer. Détente. Les muscles des paupières. Des joues. Le menton. L’air. La lumière intérieure. Voyage. Respirer calmement.

Air de la relaxation (aria)

Expirer bien à fond
Inspiration profonde
Expiration profonde

Ah

Tous les muscles se relâchent
Ah
Lumière
Lumière
Lumière
Lumière
Lumière
Ah
Ah !

Un veau… Un veau marin… Je me détends, je cherche la lumière, et je vois s’approcher un veau marin… Ah ! (Découvrant le violoncelliste.) Et qu’est-ce que vous faites là, vous ? Non, non, restez, ce n’est pas grave, mais vous m’avez fait peur… On n’est plus chez soi. Mais non, restez, qu’est-ce que ça peut me faire ? Vous croyez que j’ai des secrets ? Des petites choses sales à cacher ? Des choses très très sales… (Il grommelle.) Mais non, vous ne me gênez surtout pas, installez-vous chez les gens, comme ça. L’intimité ? Non, ça vous intéresse ? L’intimité ?  Vous voulez soulever le voile ? Je n’ai pas à me plaindre, vous êtes mignon. Laissez-moi vous caresser, là… tout doux… C’est l’amour qui vous a fait faire cette folie ? Le désir ? La bête ? Tu veux entrer dans mon intimité, c’est ça ? Touche-moi avec ton archet… Oh oui, c’est doux… Fais-moi vibrer, fais-moi chanter, fais-moi tout ce que vous faites à ton instrument !

(Il la prend comme un violoncelle et joue sur son corps.)

La vocalise de la femme violoncelle (trio)

Madame Lucienne.

Ah ah oh ah
A e i o ou an on in
A a a
E  e e
I i i
Ou ou  ou
An an an
On In
Ah hi ouh

Le violoncelliste.

Je vous aime
Mon amour ma chérie
Beauté sans pareille
Oh ah
Love love love love (ter)

L’architecte.

J’ai rencontré l’adjoint
De l’adjoint de l’adjoint
De l’adjoint du ministre (ter)

Madame Lucienne.

Laissez-moi
Il arrive
Que va-t-il penser de tout cela
Allez vous cacher dans le placard(bis)

Le violoncelliste.

Où aller
Dans le placard
Mais j’ai peur
Peur du noir

Madame Lucienne.

Laissez-moi
Il arrive
Ne m’embêtez pas avec vos peurs
Allez vous cacher dans le placard

L’architecte.

Je suis heureux, ma femme, je suis un homme heureux. Ah, Lucienne, mon amie, ma chère amie, c’est extravagant ! Si vous saviez ce qui m’arrive, comme c’est extravagant ! une chose ex-tra-va-gante !

Madame Lucienne.

Je vois que vous avez retrouvé vos lunettes. Et votre enthousiasme délirant.

L’architecte.

Oh ça, je n’ai pas l’impression que ce soit très gentil : je ne suis pas hystérique, je suis un homme fou de joie ! Figurez-vous qu’en allant vers le port, je tombe sur… devinez… Jean de la Castelbajoue ! Mais oui, Jean, Jean, avec qui j’étais à l’école à la Chaux-de-Fonds… Vous voyez ? Bon, c’est lui qui m’aborde, moi j’étais comme une taupe dans un champ de mines, on s’embrasse, on s’étreint, et la question fatale qui tombe, comme un couperet, comme la lame de la guillotine : Et qu’est-ce tu fais maintenant, mon vieux ? – Qu’est-ce que je fais, mon cher Jean ?  Mais, devine, je fais de l’architecture. – Comme c’est drôle. J’aurais pensé que tu faisais de la peinture. – Ah non, avant je faisais de la peinture. Mais maintenant je fais de l’architecture !

Je fais de l’architecture (duo)

L’architecte.

Je fais de l’architecture.

Madame Lucienne.

Avant vous faisiez de la peinture.

L’architecte.

De l’archi achi archi archi architecture

Madame Lucienne.

Qu’est-ce qui est plus dur la peinture ou l’architecture
Le plus dur il nous l’assure oui c’est l’architecture

L’architecte.

Le plus dur je vous l’assure oui c’est l’architecture

Madame Lucienne.

Ah mon pauvre ami, si au moins vous aviez fait de la peinture, nous n’en serions pas là. Vous faites de l’architecture, mais vous n’avez pas le moindre bout de diplôme, pas la moindre commande, et  en plus j’ai le regret de vous dire que vous n’avez guère de goût…

L’architecte.

Je n’ai pas de goût ? Je ne vais pas m’abaisser jusqu’à vous faire entendre les finesses de l’architecture moderne et la beauté cachée du béton armé. Ce n’est pas à vous que j’exposerai mes cinq principes d’architecture, je garde ma salive pour ceux qui savent et qui savourent le savoir et qui sont prêts à payer pour le fumet de cette science. Lucienne, vous ne comprenez rien, mais absolument rien à l’architecture. Vous ne comprenez pas que je suis venu ici à Alger, dans notre colonie inhospitalière, je suis venu pour montrer au monde entier ce que vaut l’architecture française, montrer que c’est par le bâtiment et l’urbanisme, que c’est par le béton armé qu’on changera le monde et qu’on trouvera la paix, l’harmonie, et ce ne sont pas vos petites mesquineries qui vont m’arrêter. Ah, je n’ai pas de goût ! Peut-être, mais j’ai des lunettes…

Madame Lucienne.

Oui, je vois.

L’architecte.

Et moi ce que je vois, avec mes lunettes, c’est clair dans vos yeux, je vois clair dans votre jeu, Lucienne…

Madame Lucienne.

Mais qu’allez-vous imaginer, mon cher ami…

L’architecte.

Oui, je comprends tout… Vous faites tout… pour m’empêcher… de vous raconter mon histoire avec La Castelbajoue ! Cela ne vous intéresse pas du tout.

Madame Lucienne.

Mais oui, oui. Faites, faites. C’est passionnant. Alors comment va ce cher La Castelbajoue ?

L’architecte.

Non, non, non…

Madame Lucienne.

Oui s’il vous plait, racontez ! Je suis toute ouïe !

L’architecte.

Non, non, non, non, non, non, non.

Madame Lucienne.

Faudra-t-il que je pleure, que je crie, que je vous supplie ?

L’architecte.

Un petit peu…

Madame Lucienne.

Je vous en supplie, mon ami…

L’architecte.

Oui ?

Madame Lucienne.

S’il vous plait, dites-moi tout…

L’architecte.

Vous voulez ?

Madame Lucienne.

Oui, s’il vous plait

Le violoncelliste.

Atchoum

L’architecte.

Qu’est-ce que c’est ?

Le violoncelliste.

Quoi ?

L’architecte.

J’ai entendu éternuer.

Madame Lucienne.

Atchoum… Ah c’est moi… J’ai dû attraper un rhume. Le climat des colonies ne me va pas. Racontez-moi cette histoire…

Le violoncelliste.

Atchoum !

L’architecte.

Ça vient de l’armoire !

Madame Lucienne.

De l’armoire ? quelle armoire ? Ah, l’armoire ! Le chat ! Ça  me revient, c’est cet horrible chat, je ne peux plus le voir, je l’ai mis dans le placard, laissez-l’y , ou laissez-le-z-y, je ne sais pas quoi dire…

L’architecte.

Un chat ? mais de quel chat parlez-vous ?

Le violoncelliste.

Atchoum !

Madame Lucienne.

Un chat ! Quel chat ? Mais c’est mon chat, j’ai bien le droit. C’est mon petit chat, vous savez pendant que vous étiez à courir Alger derrière vos lunettes, j’ai acheté ce chat… Mais en rentrant je me suis aperçue qu’il avait une allergie très contagieuse, une chat… une chatt… une chatsmophilie. C’est pourquoi je l’ai enfermé dans le placard, en attendant que les services vétérinaires viennent le chercher. Je voulais vous faire plaisir, avec mon petit chat. Et vous tout ce que vous trouvez à faire, c’est de me soupçonner.

Air de l’armoire (trio)

L’architecte.

Vous voulez me faire avaler des sornettes
Lucienne ce n’est pas bien

Madame Lucienne.

Je vous prie de ne pas toucher cette armoire
Qui me vient de ma grand-mère

Le violoncelliste.

Miaou miaou miaou
Ronron ronron

L’architecte.

Laissez-moi ouvrir cette armoire
Laissez-moi laissez-moi (bis)

Madame Lucienne.

Non, non, non, non, non, non, non
Elle me vient de ma grand-mère (bis)

Le violoncelliste.

Miaou miaou miaou
Ronron ronron

L’architecte.

Je suis votre époux
Et je vous demande humblement
Mais fermement de me laissez ouvrir l’armoire

Madame Lucienne.

Cette armoire est ma propriété
Elle me vient de ma grand-mère
J’ai le droit d’y mettre mon chat

Fin du premier acte


ACTE II

Le cabinet du psychanalyste. Une chaise, une paillasse.

Le Psy d’Alger (aria)

1.

Je suis le psy dada
Le psy dada le psy d’Alger
J’ai dans ma clientèle
Plusieurs épouses esseulées
Du quartier Bab-el-oued
Et même de l’Amirauté
Elles me demandent de l’aide
De l’écoute et des privautés

Toutes mes patientes le disent
Ah ah
Quand elles ont le cœur tout tremblant
Ah ah
C’est sur mon divan
Et sous mon grand vit
Qu’elles revivent (bis)

2.

La déontologie
Qui définit les interdits
M’enjoint sans confusion
De tout faire pour la guérison
Si c’est de faire l’amour
Que la patiente
Est impatiente
Je lui glisse toujours
Un petit conseil dans la fente

3.

Au ciel de l’Algérie
La libido est en folie
Les filles de la Casbah
Essaient de pas tomber trop bas
Quant aux Continentales
Elles ne sont pas sentimentales
Le démon les habite
Elles ne pensent qu’à sucer des frites

4.

J’attends Madame Lucienne
Qui vient pour son cours de tantra
Et puis un jeune soldat
Qui est complètement fada
Je suis le psy dada
Le psy dada le psy d’Alger
J’ai dans ma clientèle
Plusieurs épouses esseulées

(Madame Lucienne entre en trombe, essoufflée.)

Madame Lucienne.

Docteur, je suis en retard, je suis… Je suis sans souffle, je suis sans vie… Ah !

(Elle s’effondre.)

Le Psychanalyste.

Madame Lucienne… Revenez à vous… Elle est inanimée. Je crois que je vais être contraint de pratiquer une respiration artificielle.

(Il l’embrasse, elle l’enlace.)

Madame Lucienne.

Ah, continuez, docteur. Ça me fait du bien.

Le Psychanalyste.

Détendez-vous. Ouvrez ce chakra, là. Il est tout replié. Pensez à une fleur au printemps. Au départ ce n’est qu’un petit bourgeon tout dur, et puis il pousse vers l’extérieur, il grandit et la fleur s’épanouit…

Madame Lucienne.

Oh, docteur…

Le Psychanalyste.

Là, il y a encore des tensions, là…

Madame Lucienne.

Oh, docteur…

Le Psychanalyste.

Détendez–vous, Madame Lucienne.

Madame Lucienne.

Oui…

Le Psychanalyste.

Mais détendez-vous, enfin !

Madame Lucienne.

Oh, docteur, embrassez-moi encore, c’est ça qui me détend le chakra.

Le Psychanalyste.

Lucienne, vous êtes en retard, et j’ai un client qui va arriver d’un instant à l’autre…

Madame Lucienne.

Docteur…

La sexologie (duo)

Madame Lucienne.

Ouvrez-moi le chakra

Le Psychanalyste.

J’ai un patient qui arrive

Madame Lucienne.

Avec la bouche avec les doigts

Le Psychanalyste.

Vous me chauffez Lucienne exquise

Les deux .

Pour être heureux au lit
Pas amolli pas malpoli (bis)
Pour le bonheur du sexe au logis

La sexologie la sexologie

Le Psychanalyste.

Je transformerai
Ton cœur de pierre
En cœur de chair
Je te conduirai
De l’obscurité
À la lumière

Madame Lucienne.

Ah

Le Psychanalyste.

À l’origine des blocages
Il y a des deuils et des naufrages

Madame Lucienne.

Ah

Le Psychanalyste.

L’âme n’aime pas qu’on la blesse…

(On sonne.)

Le Psychanalyste.

Il arrive !

Madame Lucienne.

Oh non ! Gardez-moi, docteur, vous ne pouvez pas me laisser dans cet état !

Le Psychanalyste.

Mais, Lucienne, j’ai un patient qui m’attend, un patient qui souffre !

Madame Lucienne.

Docteur, je vais devenir folle ! je suis complètement… Mon chakra est complètement ouvert. Vous ne pouvez pas me laisser dans cet état. Je ne réponds plus de moi. Vous n’imaginez pas ce qui peut arriver dans la rue…

Le Psychanalyste.

Lucienne… Un instant… Laissez-moi réfléchir.  Bon, mettez-vous à côté et surtout ne faites pas de bruit, c’est extrêmement sonore, ces cloisons, c’est de la paille !

Madame Lucienne.

D’accord, docteur…

Le Psychanalyste.

Et laissez-moi me concentrer, c’est un patient très bizarre…

Madame Lucienne.

Oui, oui, merci, docteur.

(Elle sort.)

Air du Psychanalyste

Le Psychanalyste.

La recherche de la joie
D’une joie intérieure et exquise
La psychanalyse
Est créative
Méditative
Et lucrative
Vague d’énergie

(Le Psychanalyste fait entrer le Violoncelliste qui se dirige sur le divan.)

Le Violoncelliste.

Bonjour, docteur. Hum… Tout à l’heure, en venant chez nous… enfin en venant chez vous, je lisais le journal, je tombe sur une nouvelle : Tortue condamnée. Tortue condamnée.  Ça m’a attiré, je me suis demandé Qu’est-ce qu’elle a bien pu faire, la tortue ? Si on commence à condamner les tortues… Pour condamner une tortue, il faut avoir une raison solide, sinon ce... Par exemple, une tortue traverse une voie ferrée, un train arrive à grande vitesse, il glisse sur la carapace de la tortue et va s’écraser dans le décor. Je dis : Par exemple ! Par miracle, tout le monde s’en sort, passager, conducteur et la tortue elle-même. Voilà. Mais il y a beaucoup de frais : le train abîmé, le champ dévasté, une maison rasée, des voyageurs choqués, sans compter les dommages et intérêts pour les affaires gâchées. Tout le monde se retourne contre la tortue. D’où vient-elle ? Qui est-elle ? A qui appartient-elle ? Pas à moi. C’est un coup des fells. Personne ne veut reconnaître sa propriété. Elle vient bien de quelque part, on mène une enquête, elle ne peut pas venir de bien loin. Mais on fait chou blanc. C’est pas des balances dans la région.  Et finalement, la tortue se retrouve toute seule au banc des accusés. Une tortue sans compte en banque, une petite tortue muette, miraculée…

Le Psychanalyste.

Mmmmh.

Le Violoncelliste.

Quoi, mmmmh. Miraculée, c’est  ça qui vous fait réagir ? Miraculé… Miraculé de ta mère !

Le Psychanalyste.

Hum, hum.

Hum, hum, hum (duo)

Le Violoncelliste.

Quand je vous pose des questions

Que je suis au fond du désespoir
Dépression
Vous vous en foutez
vous répondez
Mmmmh hum hum hum

Le Psychanalyste.

Mmmmh hum hum hum

Le Violoncelliste.

Un jour j’étais à moitié mort
J’avais eu des hallucinations
Au lieu de me porter réconfort
Vous disiez
Mmmmh hum hum hum

Le Psychanalyste.

Mmmmh hum hum hum

Le Violoncelliste.

Dans un frigidaire
Dans un placard
Dans un agenda
Dans un pli
Dans un vieux sac
Je suis enfermé
Je suis enfermé

Le Psychanalyste.

Mmmmh hum hum hum

Le Violoncelliste.

Pendant toute la séance
C’est pas des mots c’est du chewing-gum
À quoi se voit votre science

Au moment où vous faites Hum

Le Psychanalyste.

Mmmmh hum hum hum

Le Violoncelliste.

Etes-vous un homme ou un hum ? Vous savez, cet article sur la tortue. Je regarde à nouveau l’article. Ce n’était pas Tortue condamnée, mais Tonte, tonte condamnée. Est-ce que c’est une histoire de femme qui a été tondue par des gens qui ensuite ont été condamnés ? Ou un truc de tonte de moutons, des tondeurs en furie ou je ne sais quoi… Je ne me souviens plus…

Le Psychanalyste.

Hum.

Le Violoncelliste.

Ça me rappelle ce jour où j’avais des hallucinations. Je devais rentrer me coucher, je voulais rentrer me coucher, et je n’y arrivais pas. J’entendais un bruit, je voyais quelque chose. Il fallait que je m’arrête, il fallait que j’interprète. Je voulais aller me coucher, je connaissais le chemin, mais avant il fallait (il fallait, je ne sais pas pourquoi il fallait) il fallait que je m’arrête, que j’écoute un bruit, que j’attende quelque chose. Tout devenait étrange, intéressant, curieux, inquiétant, menaçant, tout me disait quelque chose. Alors ça me demandait un effort énorme d’avancer. Et puis quand je croisais les gars, j’avais l’impression qu’ils parlaient de moi, ou sur moi ou pour moi.

Le Psychanalyste.

Hum.

Le Violoncelliste.

Comme une tortue. J’étais lent comme une tortue. Mais une tortue, le plus souvent c’est détendu. Moi c’est dans l’angoisse, je deviens une tortue, je m’enferme dans ma lenteur, j’avance très lentement, dans mon propre rythme, où personne ne va me chercher. On me laisse tranquille.

Le Psychanalyste.

Hum.

Le Violoncelliste.

On était en Kabylie, dans la montagne, pour pacifier comme on dit. On marchait, avec notre barda énorme. J’étais fier, j’étais fort. J’avais l’impression que mon être grandissait à l’intérieur de moi. Comme de l’air qui viendrait gonfler un ballon. Ça me remplissait entièrement. J’avais des armes, j’avais des copains, j’avais une mission. On avançait, on avait chaud. Ça ne traînait pas.

Air des combattants (duo)

L’Âme et le Violoncelliste.

Dans ce vieux djebel
Que la vie est belle
On va tous crever
On va tous tuer
On sait pas pourquoi
Ou l’on sait pourquoi
Papa maman
Pourquoi tu m’as fait
J’ai de bonnes manières
De la religion
Je n’ai que vingt ans
Et je vais mourir
Je n’ai que vingt ans

Et je vais mourir

(Pendant la chanson, l’Âme passe. Le Psychanalyste s’approche du Pianiste et commence à lui parler, sans se soucier des interventions improvisées, grommelées du Violoncelliste.)

Le Violoncelliste.

J’ai cru entendre une voix, une voix de femme…

Le Psychanalyste.

Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais ces… qui monologuent pendant une demi-heure, c’est dur, c’est insupportable parfois. Ces plaintes, cette méchanceté qu’il a, cette lâcheté, cette complaisance… Ah non, j’ai rien fait, je suis malade... Ce type-là, je ne l’aime pas ! Il se fait réformer du service, je me demande si ce n’est pas un simulateur. Et c’est d’autres connards qui vont crever pour qu’il couche avec les bonnes épouses d’Alger. Je connais toute sa vie. Pourquoi m’envoie-t-il ses mauvaises vibrations ? Vous allez dire : « Je suis payé pour l’écouter. » C’est un peu facile. « Et en liquide. » Non, non, ça, je n’accepte pas. Je viens regarder dans votre piano, moi, pour voir combien vous touchez, et comment ? Bon. Vous allez dire : « Au théâtre, il y a une arnaque, parce que celui qui écoute, c’est lui qui paye. » C’est vrai.  C’est bizarre. Moi, j’écoute, c’est moi qui reçoit l’argent. Il déclame, j’encaisse. Mais c’est une assez mauvaise pièce. Parce qu’il y a pas mal de gens qui vont au théâtre gratuitement, avec des invitations. Mais c’est très rare, très très rare, qu’ils se fassent payer pour venir. Ou alors c’est une très très très mauvaise pièce, on paie les spectateurs. Un vieux divan, même pas un divan, une paillasse, un décor à trois balles, le texte est mauvais, même dégueulasse, c’est statique, interminable, ça n’avance pas, il n’y a pas de suspense. Juste du ressassement. Les acteurs, c’est même pas des acteurs, ils jouent comme ils peuvent…. Moi, ce que je voudrais lui dire, c’est qu’il faut jouir. Jooooooouuuuuuuuuuuiiiiiiiiiiiiiiiiiiirrrrrrrrr. Enconner, piner, enc… Lui, il se plaint, oh, il se plaint, il se plaint, il se met des plaies avec des plaintes, il se cloue, il se plie, il se ploie. Moi, je veux jouir, je suis une pile à jouir. Allez, pop pop pop…

Trou du cul, champignon, tabatière (aria)

Dans l’atelier d’un peintre
Trou du cul, champignon, tabatière
Il y  avait un cu

Un Cupidon en plâtre
Trou du cul, champignon, tabatière
Qui bandait son grand ar

Son grand arc à l’antique
Trou du cul, champignon, tabatière
En direction d’un con

D’un consciencieux modèle
Trou du cul, champignon, tabatière
Qui écartait sa chat

Sa chatoyante robe
Trou du cul, champignon, tabatière
Pour mieux montrer son trou

Son troublant tatouage
Trou du cul, champignon, tabatière
Pendant que l’habitant

L’habitant de ces lieux
Trou du cul, champignon, tabatière
Lui présentait un vi

Un visage de marbre
Trou du cul, champignon, tabatière
Car il peignait son cu

Son Cupidon de plâtre
Trou du cul, champignon, tabatière
Qui bandait son grand dard !

C’est du grand art ! Qu’est-ce qu’il a encore, celui-là…

(Pendant la chanson, le Violoncelliste a continué à grommeler des mots incompréhensibles.)

Le Violoncelliste.

Alors j’ai commencé à rouspéter, à contester, à me rebeller. L’adjudant m’a pris dans un coin et il m’a dit : « Si tu te mets à pleurnicher comme une gonzesse, tu vas pourrir le commando. Alors, si c’est pas les fells qui t’abattent, c’est moi qui vais t’en mettre une, tu comprends ? Six pour cent de pertes humaines autorisées à l’entraînement, ça te dit quelque chose. Il m’a mis devant les yeux la photo d’un pauvre troufion décapité, avec la tête à côté de son corps et les couilles dans la bouche. Et il m’a laissé là, à réfléchir. Et je me suis renfermé en moi, comme une tortue, lentement, très lentement. Je ne savais plus où aller. Je voulais dormir, vous voyez, mais je ne suis pas arrivé jusqu’à mon lit. Il « fallait » que j’aille ouvrir mon sac : je regardais dedans, j’écoutais des voix qui me disaient quoi faire, qui me parlaient. Après, je marchais lentement, dans le camp, comme un fantôme. Et finalement ils ont trouvé que j’étais un peu hagard, et ils m’ont envoyé à l’hôpital…

Le Psychanalyste.

Low pital

Le Violoncelliste.

Comment ?

Le Psychanalyste.

How pital ou low pital ? L’os pital : le chienchien à sa mémère veut ronger son os pital, sa pitance, sa pitosse. Vous n’aviez pas le cran de dégainer, alors vous êtes parti vous nicher dans l’amniotique hypnotique os pital. Pital, pital, pital ?

Hôpital (duo)

1.

Le Psychanalyste.

Pital oh oh pital
Que vous disent ces syllabes pital

Le Violoncelliste.

C’est comme un gros piton

Le Psychanalyste.

Très bien

Le Violoncelliste.

C’est comme un gros bi bi

Un gros bidon

Le Psychanalyste.

Très très bien

Le Violoncelliste.

Pital ça me fait penser au mot bi
Au mot bi bi (bis)
Au mot bi bi bital

Le Psychanalyste.

Bon ça va

Les deux

Insondable langage
Ecoutons les échos de l’inconscient
À la surface du verbe surnagent
Les restes flottants (bis)

Les restes flottants de notre âme d’enfant

2.

Le Psychanalyste.

Pital oh oh pital
Que vous disent ces syllabes pital

Le Violoncelliste.

C’est l’appétit du mal

Le Psychanalyste.

Très bien

Le Violoncelliste.

C’est le supplice du pal
Ou du papal

Le Psychanalyste.

Très très bien

Le Violoncelliste.

Pital ça me fait penser au mot pi
Au mot pi pi (bis)
Au mot pi pi pipal

Le Psychanalyste.

Bon ça va

Les deux

Insondable langage
Ecoutons les échos de l’inconscient
À la surface du verbe surnagent
Les restes flottants (bis)
Les restes flottants de notre âme d’enfant

3.

Le Psychanalyste.

Pital oh oh pital
Que vous disent ces syllabes pital

Le Violoncelliste.

Un choc occipital

Le Psychanalyste.

Très bien

Le Violoncelliste.

Une pute qui pisse des pétales

Le Psychanalyste.

Très très bien

Le Violoncelliste.

Pital ça me fait penser au mot ca
Au mot ca ca  (bis)
Au mot ca capitale

Le Psychanalyste.

Bon ça va

Les deux

Insondable langage
Ecoutons les échos de l’inconscient
À la surface du verbe surnagent
Les restes flottants (bis)
Les restes flottants de notre âme d’enfant

Fin de l’acte II


Acte III

(L’armoire.)

L’architecte.

Lucienne, c’est vous qui m’inspirez. Avec votre sensibilité à fleur de peau, avec votre intuition quasi extra-lucide, vous avez entendu ce qu’une oreille humaine ne peut pas percevoir. Vous avez entendu tout ce que ces connards de Français n’entendent pas, parce qu’ils sont sourds et aveugles, et prétentieux, et bas, et égoïstes. Vous avez entendu le grondement de la rage, l’âme de la casbah qui crie sourdement.

Madame Lucienne.

Vous l’entendez aussi, mon ami ? Il grandit chaque jour…

L’architecte.

Non, je ne l’entends pas, mais je vous entends, vous, Lucienne.

Le cri de la Casbah (duo)

L’architecte.

Pendant que les braves gens
S’emplissent la panse
Pensent et dépensent
Ils n’entendent pas
Le cri de la Casbah (ter)

Madame Lucienne.

Pour eux la vie est belle
Elle ressemble
À un roman plein de soleil
Ils n’entendent pas
Le cri de la Casbah (ter)

L’architecte.

Pour eux l’Algérie est
Française mais pas
Les Algériens
Ils n’entendent pas
Le cri de la Casbah (ter)

Madame Lucienne.

Pour eux c’est le pays
De l’abondance
De la douceur et des promesses
Ils n’entendent pas
Le cri de la Casbah (ter)

Les deux.

Ils ont belle faconde
Le verbe haut
Et des soldats
Parlez plus bas
Écoutez la Casbah (bis)

Elle crie la Casbah

Madame Lucienne.

Parfois, on dirait que vous prenez le parti de ces enragés !

L’architecte.

Ecoutez, Lucienne, vous sentez les choses, mais vous n’entendez rien à l’architecture et que pschitt à la politique…

Madame Lucienne.

Que pschitt ?

L’architecte.

Oui, je suis révolté par ces immeubles atroces que ces connards de Français ont faits sur le front de mer et qui barrent la vue à tous ceux qui sont derrière.

Madame Lucienne.

Que pschitt ? Dites… dites tout de suite que je suis un navet.

L’architecte.

Lucienne, laissez—moi vous expliquer mon projet de rénovation urbanistique. L’architecture sauvera le monde, l’architecture sauvera Alger ! La Castelbajoue en était comme deux ronds de flanc.

Madame Lucienne.

Ah ben non, je n’entends que pschitt.

L’architecte.

Lucienne, je me suis mal exprimé.

Madame Lucienne.

Mal exprimé ? Mais je vous ai parfaitement compris. Vous me prenez pour une idiote qui fait pschitt et vous vous vous servez de moi.

L’architecte.

Mais non.

Madame Lucienne.

Mais oui, vous testez vos arguments sur une pauvre femme qui fait pschitt avant de les servir à tous vos politiciens corrompus qui, eux, sans doute, font pschoutt.

L’architecte.

Mais non.

Madame Lucienne.

Oh, vous étiez plus gentil quand vous faisiez de la peinture.

L’architecte.

Peut-être, mais maintenant je fais de l’architecture.

Je fais de l’architecture (duo)

L’architecte.

Je fais de l’architecture.

Madame Lucienne.

Avant vous faisiez de la peinture.

L’architecte.

De l’archi achi archi archi architecture

Madame Lucienne.

Qu’est-ce qui est plus dur la peinture ou l’architecture
Le plus dur il nous l’assure oui c’est l’architecture

L’architecte.

Le plus dur je vous l’assure oui c’est l’architecture

L’architecte.

Bon, écoutez-moi à la fin.

Madame Lucienne.

Oui, mais j’ai besoin de méditer, de rentrer en harmonie…

L’architecte.

Méditez, méditez, ma chère épouse, et savourez tout le suc de cette révolution hyperbolique de l’architecture française.

(Madame Lucienne se met en position de méditation et répète son mantra pendant que l’Architecte expose son idée.)

Madame Lucienne.

Nam Myoho Renge Kyo

L’architecte.

C’est très simple. Il y a plusieurs problèmes à  Alger. D’abord la circulation dans la ville, intra muros, c’est un vrai capharnaüm, avec toutes ces ruelles, ces culs-de-sac, et ces piétons qui se croient chez eux, et qui sont chez eux en plus. Il y a le problème de ce front de mer, qui est une abomination humaine et qu’il faut raser. Il faut que tout le monde, et même la Casbah, ait l’accès à la mer, à la lumière, à l’espace. Alors tous les problèmes seront résolus, tout le monde sera heureux et pacifié…

Madame Lucienne.

Parlez moins fort, mon ami, j’essaie de me concentrer. Nam Myoho Renge Kyo.

L’architecte.

Et c’est là que j’ai trouvé la solution géniale qui a estomaqué La Castelbajoue et que je vais soumettre tout à l’heure à l’adjoint de l’adjoint de l’adjoint du ministre. Ecoutez…

(On frappe à la porte.)

Toc toc toc (trio)

Le Violoncelliste.

Toc toc toc
Ouvrez-moi (octavo)

L’architecte

Qui frappe à la porte
Attendez
Je dois expliquer mon projet (ter)

Madame Lucienne.

Nam Myoho Renge Kyo
Vous ne voyez pas
Que je me concentre
Nam Myoho Renge Kyo
Je médite
Ayez pitié mon ami
Nam Myoho Renge Kyo
Allez ouvrir et faites moins de bruit

(L’architecte ouvre au Violoncelliste, grossièrement déguisé en femme.)

Le Violoncelliste.

Bonjour, je suis la kinésithérapeute de Madame Lucienne.

L’architecte

Lucienne, c’est votre kiné qui est là. J’ignorais que vous eussiez une kiné.

Madame Lucienne.

Une kiné ? Mais je ne connais aucune kiné !

L’architecte

Alors au revoir, Madame, et au plaisir. Alors, je reprends mon idée…

Le Violoncelliste.

Mais je suis la kiné de Madame Lucienne…

L’architecte

Quelle kiné ? quelle kiné ? Puisqu’elle vous dit qu’elle connais aucune kiné ! C’est une erreur ! Ce n’est pas grave. Au revoir. Alors, je reprends…

Le Violoncelliste.

Lucienne, je suis votre kiné ! Répondez-moi, écoutez-moi, regardez-moi.

Madame Lucienne.

Mais oui, ma kiné ! Où avais-je la tête ? Ma séance de kiné ! Entrez, entrez vite ! (Au violoncelliste.) Grand fou ! grande folle !

L’architecte

Et mon projet ?

Madame Lucienne.

Quel projet ?

L’architecte

Que vous êtes en train d’écouter…

Madame Lucienne.

Ah, allez-y, mais parlez doucement.

Le Violoncelliste.

Oui, parlez doucement. Détendez-vous, madame.

Madame Lucienne.

Oui, encore, oui, ça fait du bien…

L’architecte

Bon, alors, euh… Je disais donc… Ou j’allais dire, je ne sais plus… J’ai donc rendez-vous tout à l’heure, sur-le-champ pour ainsi dire, rendez-vous avec l’adjoint de l’adjoint de l’adjoint du ministre, l’ami de La Castelbajoue. Et qu’est-ce que je vais lui dire ?

Le Violoncelliste.

Tournez-vous de ce côté…

Madame Lucienne.

De quel côté ? Aah, mais que faites-vous…

L’architecte

Peut-être vaudrait-il mieux que je me retirasse ?

Le Violoncelliste.

Non, non.

Madame Lucienne.

Vous entendez ?

L’architecte

Quoi ?

Madame Lucienne.

Là, le grondement. Ça gronde, ça gronde. Ça m’angoisse.

Le Violoncelliste.

Calmez-vous, laissez-vous aller…

L’architecte

Taisez-vous, j’écoute.

Madame Lucienne.

Ça gronde.

L’architecte

Chut !

Madame Lucienne.

Ça gronde ! plus je suis détendue, et plus j’entends les grondements. Ça me fait peur. J’ai peur de mourir. Je voudrais devenir quelqu’un avant de mourir.

L’architecte

Mais vous êtes quelqu’un, Lucienne, vous êtes ma  Lucienne.

Le Violoncelliste.

Moins fort. Détendez-vous.

Madame Lucienne.

Ils veulent tous nous tuer.

Le Violoncelliste.

Mais non.

Air du massif d’hortensias (aria +chœur)

Madame Lucienne.

Ah je voulais devenir une reine

Pleine d’amour et de tendresse
Non je ne veux pas mourir maintenant
Dans la fleur de la jeunesse

Ah que sont-ils devenus
Les rêves de la petite fille
Qui jouait à la balançoire
Près du massif d’hortensias

Ah je croyais qu’un prince
Se pencherait sur mes lèvres
Ah je me voyais aimée
Ménade ivre de vie
Sur une plage
Chevauchant
Nue un pur-sang blanc

L’architecte et le Violoncelliste

Ah que sont-ils devenus
Les rêves de la petite fille
Qui jouait à la balançoire
Près du massif d’hortensias
Ah pauvre être abîmé
Dans la ville poussiéreuse
Ah pauvre enfant condamnée
À vivre malheureuse

L’architecte

Bon. Comme je disais, vous allez voir, c’est une idée géniale. La Castelbajoue en était comme deux ronds de flanc.

Madame Lucienne.

Moins fort, mon ami, moins fort. Pensez à mes migraines.

L’architecte.

Oui, alors écoutez. Je fais un immense building sur toutes les collines d’Alger. Je dégage la vue de la Casbah, et tous les Européens viennent habiter là-haut, dans ce gigantesque building de plusieurs kilomètres de long, avec tous les appartements qui donnent sur la mer. Et les indigènes, vous allez me demander ? Dans la Casbah, avec vue sur la mer, assainissement des habitations. Et les voitures, vous allez me demander… Et les routes, et la circulation ? Voilà l’astuce : je fais passer la route au-dessus du building, avec des toboggans qui permettent de circuler entre la route et les toits terrasses aménagés en parking. C’est pas beau, ça ? Le tout en béton peint en blanc pour s’intéger à l’architecture vernaculaire… Génial. On verra ça depuis Marseille. Alger, la ville blanche !

Madame Lucienne.

Moins fort.

Le violoncelliste.

Oui, un peu moins fort, s’il vous plait.

L’architecte.

Moins fort ? En fait, vous vous foutez royalement de ce que je peux faire, de ce que je peux dire, de ce que je peux inventer. Dans un instant, j’ai rendez-vous avec l’adjoint de l’adjoint de l’adjoint du ministre. Un rendez-vous essentiel pour ma carrière. Un rendez-vous fondamental aussi pour la Paix et l’Architecture mondiale. J’essaie de préparer, de trouver les mots les meilleurs, ceux qui vont insuffler l’Esprit sacré à ces fonctionnaires butors. Et vous, femme indigne, au lieu de soutenir votre mari dans cette épreuve incoercible, vous vous souciez de vos petits muscles endoloris. Pauvre petite bestiole ! J’en ai marre ! La barbe ! La barbe !

Au revoir (trio)

L’architecte.

Puisque c’est comme ça je m’en vais

Madame Lucienne.

Eh bien partez
Mon cher ami partez

L’architecte.

Ces femmes se moquent de moi

Le violoncelliste.

Oui laissez-la
Il faut qu’elle se repose

L’architecte.

Oui je m’en vais
Et à jamais

Madame Lucienne.

C’est ça c’est ça
Au revoir et à bientôt

Le violoncelliste.

Au revoir (ter)
Et appelez-moi si vous avez besoin d’un kiné

L’architecte.

Adieu (ter)
Je ne veux plus vous entendre

Madame Lucienne.

Mon cher ami
Ne comprenez-vous donc pas
Qu’il faut me ménager

L’architecte.

Ah cessez ce nombrilisme amer

Madame Lucienne.

Quoi vous avez le toupet
De ne pas montrer
De pitié
Pour votre femme
Qui est malade
Pour ma souffrance
Pour ma douleur
Pour mon calvaire
Et pour mes larmes

L’architecte.

Pardon pardon chère amie
Je n’ai pas dit cela pour vous blesser

Madame Lucienne.

Ah je ne veux plus vous voir
Je suis à bout
Je suis à cran
Moquez-vous de mon agonie
Vous me détestez
Je le sais
Vous ne m’avez jamais aimée

Le violoncelliste.

Détendez-vous (ter)

L’architecte.

Et puis la barbe (ter)

(L’architecte sort.)

Le violoncelliste.

Enfin seuls !

Madame Lucienne.

Oui, mais je suis énervée…

Le violoncelliste.

Il te fait du mal, cet homme.

Madame Lucienne.

Oui.

Le violoncelliste.

Alors quitte-le !

Madame Lucienne.

Non, il me tuerait.

Le violoncelliste.

Tu as peur de lui, tu ne m’aimes pas assez pour ne plus avoir peur.

Madame Lucienne.

Mais oui, je t’aime, mon chou, je braverais la mort pour toi.

Le violoncelliste.

On en a déjà parlé, ma poule, comment vivre notre amour quand la société nous l’interdit.

Madame Lucienne.

Oui, que c’est cruel !

Le violoncelliste.

Toi, tu es Juliette, moi je suis Roméo.

Madame Lucienne.

Oh oui, mon roudoudou Roméo, embrasse-moi.

Le violoncelliste.

Mmmmm. Il faut nous débarrasser de cet homme…

Madame Lucienne.

Mais non, ce n’est pas possible. C’est mon mari quand même.

Le violoncelliste.

Alors mourons ensemble, il faut nous résoudre à mourir.

Madame Lucienne.

Oui, mourons ensemble, à petit feu, dans la passion.

Le violoncelliste.

Ah, amour, embrasement des sens, brûlure insupportable, apaise le feu qui tord…

Madame Lucienne.

Et toi, éteins l’incendie qui me ravage, avec ta lance à haut débit…

Le violoncelliste.

Ah, soleil d’Alger, tu nous consumes de désir et de folie, tu nous assoiffes, tu nous dévores…

Madame Lucienne.

Ah ! De l’eau, de l’eau ! Oh non, du vin ! Du vin, Roméo, du vin !

Le violoncelliste.

Oui, Juliette, je vais te chercher du vin, je vais chercher le poison qui nous réunira dans la petite mort et dans la grande vie…

Madame Lucienne.

Oh, Roméo, fais vite.

Le violoncelliste.

Ah ! J’attendais ce moment. Je le savais : comme moi, Lucienne n’a pas d’attache sur cette terre. Le lien d’amour qui nous unit est plus fort que la poussière sous nos pas, plus tangible que l’air chaud qui nous étouffe. Nous allons mourir ensemble et échapper à la méchanceté des hommes. Nous n’allons pas voir la suite de la tragédie. Nous allons mourir, et nous allons renaître. Nous allons renaître sur une autre planète, plus évoluée, pure, splendide. Nos cœurs, clairs comme le cristal, nos yeux régénérés goûteront aux émotions premières, à l’extase, à la guérison.

Air du poison (aria)

Voilà le poison qui enlève
Le péché du monde
Voilà le poison qui va nous délivrer
Qui va nous délivrer de cette vie atroce
On dit que ça ne fait pas mal
Lorsqu’on rencontre la mort
On voit des couleurs
Et l’on se laisse aller
Et l’on se laisse aller loin de la vie atroce
Versons le poison dans le verre
Dans la coupe de l’amour
Versons le poison qui va nous délivrer
Qui va nous délivrer de cette vie atroce

(Il verse le poison dans le vin.)

Madame Lucienne.

Roméo, qu’est-ce que tu dis ?

Le violoncelliste.

J’arrive, Juliette. (Il lui tend la coupe.) Aux amants de Vérone !

Madame Lucienne.

Et aux amants d’Alger !

Le violoncelliste.

Oui, l’amour triomphe toujours !

Madame Lucienne.

À notre amour ! Ah ! Comme c’est amer ! Ce vin d’Alger, d’habitude si enivrant, si fort et si fruité, comme il est amer tout à coup !

Le violoncelliste.

Fais goûter… Pouah ! C’est amer. Ah, c’est l’arsenic, ça met un goût d’amertume… Ah…

Madame Lucienne.

Arsenic ? Quel ar… quel ar… arsenic…

Le violoncelliste.

Ben oui, Lucienne. Tu disais : mou… mou…  mourons ensemble…

Madame Lucienne.

Mais, je jou… je je… je jouais… je n’ai jamais dit ça !

Le violoncelliste.

Mais oui, tu l’as dit. Tu l’as dit. Tu disais…

Madame Lucienne.

Tu as mis vraiment de l’arsenic dans le vin…

Le violoncelliste.

Mais tu disais que c’est le seul moyen de vivre notre amour…

Madame Lucienne.

Ah, horreur ! Le poison rentre dans tout mon corps… Ah horreur…

Le violoncelliste.

Mais tu m’avais dit…

Madame Lucienne.

Mais c’est un fou… Mais c’est un fou… Je suis tombé sur un assassin, un fou…. Il m’a empoisonnée… Ah horreur !

Air de l’Horreur (trio)

Madame Lucienne.

Horreur

Le violoncelliste.

Lucienne c’est par amour pour toi

Madame Lucienne.

Assassin assassin
Un docteur
Ah je meurs

Le violoncelliste.

Par amour pour toi

Madame Lucienne.

Il m’a assassinée
Des poignards glacés
Lacèrent mes entrailles

Le violoncelliste.

Lucienne Lucienne

Madame Lucienne.

Ah

Les deux

Ah je meurs

Le violoncelliste.

Lucienne

Madame Lucienne.

Ne me parle pas

Le violoncelliste.

C’est par amour pour toi

Madame Lucienne.

Il me tue et il dit m’aimer
C’est un fou dangereux
C’est un salaud

Le violoncelliste.

Par amour pour toi

Madame Lucienne.

Laisse-moi puisque tu m’as tuée
Ne me parle plus
Par pitié

Le violoncelliste.

Lucienne

Madame Lucienne.

Salaud

Le violoncelliste.

Je t’aime
Ah

Les deux

Ah je meurs

Le violoncelliste.

Lucienne c’est par amour pour toi

Madame Lucienne.

Assassin assassin
Un docteur
Ah je meurs

L’architecte.

J’ai rencontré l’adjoint

Le violoncelliste.

Par amour pour toi

L’architecte.

De l’adjoint de l’adjoint

Madame Lucienne.

Il m’a assassinée
Des poignards glacés
Lacèrent mes entrailles

L’architecte.

De l’adjoint du ministre

Le violoncelliste.

Lucienne Lucienne

Madame Lucienne.

Ah

L’architecte.

Ah quelle horreur

Le violoncelliste et Madame Lucienne

Ah je meurs

FIN

 
 
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