Le feuilleton de la semaine

Le feuilleton de la semaine, c'est une manière d'écrire un peu spéciale. Je n'ai pas de plan. Le roman s'écrit de semaine en semaine. J'en suis le témoin plus que l'auteur. Les personnages prennent leur autonomie. L'action se développe d'elle-même. Le temps de création ne doit pas excéder un an.

C'est le deuxième essai du genre que je fais. Le premier a donné lieu à un roman de 92 pages, le Prophète et l'Amazone : l'histoire d'un détective déprimé qui enquête dans les milieux de la danse new age (version téléchargeable en pdf). Ce petit texte a su retenir l'attention de Maurice Nadeau ("c'est sensible, ça se lit bien, on sent la présence d'une expérience") et de Geneviève Brisac ("ce roman appartient à la littérature générale. Il y appartient de belle manière avec fougue, une réelle maîtrise dans la narration et de belles pages, telles celles concernant Myriam et son désir de renoncement au monde").

J'espère que le nouveau sera aussi passionnant à écrire (et à lire). La livraison hebdomadaire aura lieu (sdv) chaque vendredi.

Vendredi 5 octobre 2007 (première semaine)

Mercredi

Richard Darmon

Un homme sur un escabeau. Trapu, négligé. Environ quarante ans. Il démonte un faux plafond.La perceuse à la ceinture, des vis dans la bouche. En soulevant une plaque, il effraie une petite faune qui s’agite, des souris probablement. C’est bientôt l’heure de déjeuner, il va faire la pause. Il a juste le temps de jeter un coup d’œil sur ce qui se passe là-haut.

La lampe torche balaie les ténèbres : moutons de poussière, cadavres de mouches, excréments animaux. Plus loin, les traces d’une fuite d’eau. C’est bien sale, mais pas en trop mauvais état. Il tremble d’avoir tenu longtemps son bras en l’air. Bon, il passera à l’action tout à l’heure.

Il sort son casse-croûte. C’est sa belle-mère qui l’a préparé. Un sandwich et un fruit (un corossol du Pérou). Le sandwich est aux anchois, il baigne dans l’huile et le sel. Dégueulasse  !

Entre sa belle-mère et lui, c’est la guerre. Elle pourrit sa vie. C’est une femme acariâtre à tête de baleine. Le pire est de devoir la supporter chez soi. Elle distille son venin patiemment, cruellement. Ce n’était pas dans le contrat de mariage.

Il mâche, grimace. Il se souvient.  Autrefois, Esther, sa femme, le regardait avec pas mal d’amour et d’admiration. Ils passaient des heures ensemble, bouleversés, haletants, dévorés d’infini. À présent leurs yeux sont soupçonneux, la vie est un labyrinthe de sens uniques et de voies interdites. Ils sont tout le temps en passe d’exploser. Tout cela à cause des médisances de la belle-mère. À moins que cette agitation familiale ne masque la perte de leurs sentiments, la fin de l’amour. Quelle amertume !

Derrière la fenêtre, le canal reflète un ciel nuageux, aux lumières changeantes. Le soleil éblouit par moments la surface de l’eau. Dans le ciel, portés par le vent, des pigeons font de longs vols planés.  C’est un bel appartement à baies vitrées. Il appartient à Joselle Wolson, une Américaine de trente ans, qui veut renouveler sa décoration.

Richard Darmon est designer lumière free lance. Architecte d’intérieur, pour parler communément. Il s’occupe des éclairages. Un bon job, spécialisé, intéressant, bien payé, sans adjudant pour vous taper dessus. Avec un bon bouche-à-oreille.

Il est maintenant plus heureux au boulot qu’à la maison. Il se rappelle avec horreur ce matin. La première heure, la plus délicate. Ses deux filles, Levanah et Surya, se disputaient pour une couronne de Barbie qui avait disparu. Cris, insultes, et la mamie qui  arrive là-dessus : « Je l’ai vue, la couronne de Barbie, sur le bureau de Papa. » Et voilà les deux mômes en train de remuer toute sa comptabilité pour retrouver le diadème dela Barbie ! Misère.

 

Vendredi 12 octobre 2007 (deuxième semaine)

Déborah Veinstein

« Entrez. » On est un mercredi d’avril, au sortir d’un hiver rigoureux. Il fait encore frisquet, le chauffage marche à plein. Déborah, une petite grand-mère aux yeux illuminés, accueille le plombier, avec les sentiments qu’on mettrait à recevoir le Messie : le soulagement, la joie, mais aussi un reste de rancune pour le retard.

« - Une semaine que je vous attends. – Oui, avec ces dérèglements climatiques,  on est à hue et à dia. Un tuyau qui éclate ici, un joint qui part en pet de chien là. Alors mon agenda n’est pas vide, vous pouvez me croire. On n’est pas assez d’artisans, ma bonne-dame. C’est la faute à l’Education nationale et aux charges sociales. – Peut-être bien, mais moi je n’ai plus d’eau chaude. C’est quand même pas une vie pour une personne âgée. – Je sais, je sais. Montrez-moi ça, on va essayer de faire peut-être quelque chose. »

Elle l’amène à la cuisine, décorée d’un papier peint sépia à lignes brunes verticales avec, ça et là, des instruments de marine : compas, sextants. Derrière une petite trappe incrustée dans le mur, les deux colonnes d’eau. « - Voilà, c’est l’eau chaude, ça fuyait en trombe. Ça m’a brûlée, et ça a blessé ma belle-fille qui était là, notez bien, heureusement. Des cris, je ne vous dis pas. Regardez, j’ai encore la marque sur mon bras. – Oui, oui, je vois ce que c’est, poussez-vous donc un peu. »

Au fond de la cavité sombre, du gravier, une peau de saucisson, une plume d’oiseau. « Manque d’étanchéité. Le mieux serait de mettre un manchon et le souder si le tuyau est en cuivre. Je vais vérifier. S’il est en multicouche, il faudra mettre une jonction et le serrer avec une pince à sertir… - Ce sera long ? – C’est-à-dire que pour bien faire, il faudrait tout changer. Vous avez de l’amiante et du plomb là, Madame. – Tout changer ? Mais ça va coûter dans les combien ? – Oh, mais de toute façon, je n’ai pas le temps de commencer un chantier avec tout ce ramdam de partout. Pas avant un mois et demi. Et vous savez ce que ça veut dire… - Non. – Bah, un mois et demi, chez nous les plombiers, ça tire plutôt dans les sept mois, ça nous repousse à novembre. Mais je vais vous soigner ça aux petits oignons, parce que vous m’êtes sympathique. Je vais vous faire une cautérisation minute… Et voilà. Actionnez le robinet maintenant… »

Tout en payant, en écoutant vaguement l’homme deviser, en le félicitant, Déborah revoit son père lui expliquer : « J’ai remarqué que, lorsqu’on a des problèmes de plomberie, c’est qu’on a des difficultés dans la vie. Il faut se remettre en cause, il faut bien s’examiner à ce moment-là. Il y a quelque chose qui ne va pas. » Oui, mais quoi ? se demande-t-elle en fermant la porte derrière le plombier. Qu’est-ce qui ne va pas ?

 

Vendredi 19 octobre 2007 (troisième semaine)

Brigitte

Brigitte est une des attractions secrètes de ce restaurant semi-chic en bordure de canal. Elle appartient à la minorité des blondes aux yeux bleus, couvées d’amour et de désir depuis l’enfance. Elle porte une veste marron à glissière en cuir de mouton et un pantalon noir en vachette. Son visage et ses mains diaphanes  émergent de  ces peaux animales comme les fleurs dans la boue. À l’annulaire de sa main gauche, caressant négligemment la serviette de lin banc, une alliance et une bague de fiançailles en diamant.

Elle a commandé une spécialité d’œufs pochés nappés d’un coulis d’échalotes, d’herbes et de lardons ; des artichauts farcis et pour finir un baba de camelo, une gâteau portugais hyper-sucré à base d’œufs et de lait concentré. Pour boire, une eau pétillante. Elle fait baver ses amies parce qu’elle garde toujours sa ligne. Oui, elle mange sans frein, mais Madame est sportive.

Elle a l’habitude d’être épiée, désirée, jalousée. Elle reste impassible devant ces regards qui la scrutent, la déshabillent, ne lui laissent aucun espace. Elle joue à les éviter. Elle-même surveille le manège des clients, leurs stratégies, leurs conversations.

« Une femme comme ça, chuchote un vieil homme, au bled, je la veux, je la prends. – Tu la prends ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Ce n’est pas une marchandise. – Je la prends, ça veut dire que je donne de l’argent à sa famille et elle est à moi, elle est ma femme. – Mais si elle est mariée ? – Si elle est mariée, je fais tuer son mari, et je la prends. – Tuer ? Tu irais jusqu’à tuer son mari ? Mais qu’est-ce que tu as besoin de le tuer? Tu pourrais la séduire, elle... – Non, une femme mariée, je suis obligé de la respecter là-bas. Mais une fois l’époux zigouillé, elle est de nouveau libre et je peux l'avoir. – Tu es vraiment tordu. – Mais non, c’est comme ça que ça se passe. – Laisse-le, tu ne vois pas qu’il délire, intervient une petite mémère en robe chasuble à motifs bleu lagon. Il est même incapable de faire du mal à une mouche. Regarde-toi. Mauviette. Espèce d’Alzheimer. »

Plus tard, une voix féminine à une table du fond : « Je les ai dénoncés à la police. Des clandestins. C’est pas facile à justifier, mais vraiment, il vaut mieux qu’ils retournent à la frontière plutôt que de vivre ici, comme des rats, à la merci des employeurs qui les exploitent. Il y avait une jeune chinoise, belle comme un ange. Je suis sûre qu’ils la prostituaient, il y avaient de ces allées et venues... Non, ça m’a fait mal au cœur. J’ai préféré les dénoncer. » La jeune femme qui vient de parler, maigre, aux cheveux courts, avec un pull en alpaga vert, a élevé la voix un peu trop fort : tout le restaurant a pu entendre sa confession. Un silence de dégoût s’installe brièvement, que les garçons essaient de meubler à coups de commandes bruyantes et de soucoupes entrechoquées.

 

Vendredi 26 octobre 2007 (quatrième semaine)

Karim El Yazidi

« Je te raccompagne. » Karim se lève de son fauteuil blanc et fait quelques pas vers la porte. Dans l’appartement baigné de soleil, le grand air gonfle les voilages en organza jacquard blanc. L’invité de Karim est un homme robuste aux yeux rusés, en complet noir et chemise blanche. Seule fantaisie : une cravate ocre Hermès en twill de soie, avec des motifs de pélicans ouvrant le bec pour avaler un poisson.

Arrivé au seuil de l’escalier, l’homme se retourne vers Karim et lui dit : « Je dois te confier quelque chose. » Le silence s’installe brièvement. À travers les minces cloisons et par la fenêtre ouverte se mélangent les bruits de la ville et de l’immeuble : le rire d’une femme, une sonnerie de classe, des cris d’enfants, le flux des voitures qui longent le canal, le vent dans les feuilles.

« Je vais la quitter. » Il a parlé à voix basse, froidement. « Rentre, dit Karim, on ne va parler de ça ici. – Il n’y a pas à parler. Je te tiens au courant de mes intentions, c’est tout. – Oui, chuchote Karim, mais je ne tiens pas à ce qu’on nous entende. Viens à l’intérieur, je veux te dire deux mots. » Une abeille volette dans la cage d’escalier. Une marque horizontale est gravée sur le mur du palier, à hauteur de hanches:  elle fait apparaître le plâtre derrière la peinture aux bruns passés.

L’homme se retourne vers Karim : « Elle couche avec la femme du patron. – Avec Brigitte ? Je n’en reviens pas. Comment le sais-tu ? – J’ai reçu une lettre anonyme. – Une lettre anonyme ? C’est quand même une drôle d’histoire. Tu as vérifié si c’était vrai ? - Je l’ai suivie, je les ai vues, il n’y a pas de doute. – Tu en as discuté avec Elizabeth ? – Ce n’était pas facile, mais, oui, je lui ai tiré les vers du nez. Elle a fini par avouer. – Et que dit-elle ? Elle le regrette ? – Non, elle prétend qu’elle a besoin à la fois de Brigitte et de moi. Tu comprends, ces situations de vaudeville à la mords-moi-le-nœud, ça ne m’amuse pas du tout. Je vais tirer un trait sur tout ça. »

Un sourire un peu forcé, mélange d’amitié et de souffrance. L’homme descend l’escalier, tandis que Karim s’en retourne pensivement.

Vendredi 2 novembre2007 (cinquième semaine)

Déborah Veinstein

Assise dans un élégant fauteuil en cuir noir et coutures apparentes, derrière la fenêtre de son premier étage, la petite vieille regarde les allées et venues sur le canal. Tricote une maille à l’endroit, amène le fil rose devant, en le passant entre les deux aiguilles, et tricote la maille suivante à l’envers. Ramène le fil derrière, en le passant entre les deux aiguilles, et tricote la maille suivante à l’endroit. Et ainsi de suite.

Elle parle toute seule. « Demain, c’est l’enterrement de Sarah. Comment vais-je m’habiller ? » Au-dessus du téléviseur, une petite bouteille transparente bleu clair, moulée en forme de Vierge Marie, souvenir d’un  pèlerinage à Lourdes.

« Mon manteau est au pressing, alors je mettrai mon parka noir. Peut-être qu’il pleuvra. Il faut aussi que je prévoie un parapluie. Oh, et puis ça me travaille, on s’était promis que celle qui survivrait lirait une poésie aux funérailles de celle qui sera partie la première. Pauvre Sarah. » Elle s’arrête de tricoter. « Les lectures publiques, très peu pour moi. Mais une promesse, c’est important. Quel poème pourrais-je trouver ? Et puis la famille de Sarah, telle que je la connais, ils ne voudront jamais qu’on mette son grain de sel. Ils ne seront pas contents. La femme du David, elle sera même capable de me rembarrer si je demande quelque chose.»

Elle soupire, le ventre serré. Elle angoisse. Se fige. Dehors, les miroitements de l’eau l’hypnotisent un peu. Elle se calme, reprend son souffle, pose les aiguilles et l’ouvrage. Prend un bloc-notes. La bille du stylo bleu pénètre profondément dans le papier :

Parka
Parapluie
Poème

Elle pense aussi à sa robe chasuble noire en piqué de coton, à son collier de perles naturelles  deux rangs, son bracelet d’ivoire et d’or… « Oh, et puis moi je leur proposerai, pour le poème. Mais s’ils me font une remarque, une seule, je serai quitte de ma promesse. Tu comprends, Sarah, dit-elle les yeux grand ouverts, ils me font peur. Et le poème, je te le lirai sur ta tombe une autre fois. Rien que toi et moi. »

Dans un petit bruit, poussés par le vent, les deux vantaux de la fenêtre à croisillons s’ouvrent soudain, laissant l’air froid entrer dans la pièce surchauffée. Au même moment, les cloches de l’église battent les trois coups de quinze heures. Déborah sourit. Elle se sent en complicité avec les anges, les morts et la transcendance. Cette oraison poétique, c’est tout de même un acte d’amour. Avec l’aide de dieu, elle lira son poème demain.

Vendredi 9 novembre 2007 (sixième semaine)

Brigitte

Tout en mangeant son gâteau, les yeux concentrés, Brigitte repense à ce vieillard gâteux, à la table voisine, qui parlait des femmes si bêtement, tout à l’heure. Souvent, elle lit dans les yeux des hommes, même chez son mari, cette pulsion de viol. Elle a des copines qui ont été violées. Elle se demande ce que ça doit faire. Dans la peau de la victime, dans la peau du violeur. Elle essaie d’imaginer.

« Finalement, se dit-elle, il a peut-être raison, le vieux schnock. Trucider le mari pour piquer la femme, c’est l’enfance de la passion. Dans la Bible, pour coucher tranquillement avec son amante Bethsabée, le roi David a fait assassiner son rival. Et moi, sourit-elle, je ne vaux pas mieux. »

C’est elle qui  a envoyé une lettre  anonyme à Gérard pour lui révéler qu’Elizabeth le trompait. Elle aurait parié à dix mille pour cent qu’il réagirait abruptement, en mâle bloqué, en vieux macho. Et c’est naturellement ce qui est arrivé. Il a pisté Elizabeth, il s’est hérissé, il l’a engueulée. Il a été vexé au dernier degré de découvrir en sus qu’il était cocu à cause d’une femme. L’homosexualité, ce n’est pas dans sa culture.

Brigitte se caresse les mains. C’est une question de jours maintenant avant qu’il ne se sépare d’Elizabeth. Elle dessine une croix dans la crème anglaise : « Gérard et Elizabeth, tchok tchok. Et sans ce gêneur elle sera peut-être moins flippée et plus amoureuse. J’aurai mon amante pour moi toute seule. Mmmh, j’ai hâte…»

Elle cache bien son caractère. Elle a l’habitude de commettre ses petits forfaits, socialement inavouables, dans le plus grand secret. Avec sang-froid et précision. C’est le jeu de la vie. Nul ne l’a encore surprise à la nuit tombée, sur les toits de Paris, avec son téléobjectif, en train de surprendre par les fenêtres les couchers imprudents, les déshabillages, les ébats, les petits gestes obscènes. Elle a la chance, dans ses expéditions voyeuristes, de tomber presque toujours sur des épisodes croustillants.

Mais quand on parle de Brigitte, c’est toujours : «  La petite naïve ! Heureusement qu’elle vit dans un cocon, sinon elle se ferait croquer toute crue. » Brigitte l’innocente, le bébé, la femme-enfant. Brigitte, la beauté ignorante d’elle-même… C’est si bon de jouer les ingénues.

Vendredi 16 novembre 2007 (septième semaine)

Joselle Wolson

Joselle Wolson a trente ans. C’est une petite Américaine brune au teint mat, le regard triste. Des yeux malades d’avoir trop vu, une âme chavirée d’avoir déchanté. Un esprit perverti par le mélange typiquement US d’égoïsme et de puritanisme. Des yeux devenus secs du jour où Joselle a décidé de ne plus pleurer. Des yeux aux paupières lourdes qui scrutent le monde avec cynisme et ne s’éclairent faiblement en société que pour mimer l’enthousiasme, d’ailleurs sans y parvenir.

Mais pour la première fois depuis longtemps, elle est vraiment excitée. Elle va chez elle en courant, pour le simple plaisir de courir. Elle a envie d’écrire un mail à sa mère pour lui raconter l’extraordinaire aventure qui lui arrive : un homme l’a demandée en mariage. Elle en est vraiment heureuse, - même si elle n’a aucune intention d'épouser ce garçon.

Elle ouvre la porte de son appartement, et s’immobilise, effarée. L’ouvrier, celui qui s’occupe de l’éclairage. Elle l’avait oublié. Il est dans une position étrange, vaguement obscène : allongé sur le dos dans l’épaisse moquette de laine sable, les pieds soulevés au-dessus du sol, les jambes nues, son pantalon plié à côté de ses chaussures. Il porte un slip blanc. Il la dévisage, interloqué lui aussi. « Euh, excusez-moi », fait-il en se relevant d’un air gauche, essayant de se cacher comme il peut.  Joselle baisse les yeux.

« Euh, c’est embarrassant, dit Richard, rouge de confusion. J’étais en train de faire un peu d’abdominaux, ça m’aide pour mes aigreurs d’estomac, vous comprenez. Et comme mon pantalon me serre le ventre, euh, je l’ai ôté, et c’est pour ça que… - Bon, Monsieur Darmon, fait Joselle (ça y est, le nom lui est revenu), je ne faisais que passer. Aurez-vous bientôt fini la diagnostic des travaux à faire? – Oui, oui, je suis en train de terminer. C’est à peu près en bon état. A vue de nez, en un mois ce sera impeccable. – Ah très bien, alors envoyez-moi vite la devis. Très bien, alors je vous laisse. Je prends juste la computer. Bonne digestion, bon travail... Et (elle lui fait un clin d’œil) rhabillez-vous, vous allez prendre froid. Bye bye. »

Elle ressort tétanisée, le portable dans son sac, claque la porte et s’adosse, crispée, au mur du palier. Il est hors de question qu’elle laisse son appartement un mois dans les mains de ce dingue. Qu’est-ce qu’il fabriquait en slip ? D’où sort-il, ce mec ? Qui le lui a présenté ? Il lui fait penser trait pour trait à un type qui était revenu détraqué de la guerre en Irak  et qui séquestrait des femmes célibataires. La même tête.

Joselle régularise sa respiration. Allonger l’inspiration, retenir son souffle, approfondir l’expiration. Pas de panique, Joselle, tout va bien. Elle ferme les yeux et pense : en inspirant,  une pierre se dresse ; en expirant, la pierre  se couche. La pierre se lève, la pierre se couche. La pierre se lève, la pierre se couche. Plus lentement. Puis la pierre reste immobile. Puis il n’y a plus de pierre du tout. Elle a fait le calme dans son esprit. Ouvre les yeux. Sourit avec fatalisme.

Vendredi 23 novembre 2007 (huitième semaine)

Déborah Veinstein

Il est 22 heures. La nuit est tombée. Le canal n’est plus qu’une longue flaque d’huile noire. Derrière sa fenêtre, toutes lumières éteintes, devant un verre de rosé chambré, Déborah épie le curieux manège d’un homme, dehors, qui fait passer des paquets d’une rive à l’autre. Un immense tas avec à peu près six cents petits sacs qu’il achemine patiemment par le pont. Des petits sacs de congélation transparents. Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir à l’intérieur : des pierres précieuses, des animaux morts, des ordures ?

Tout en suivant l’inconnu des yeux, Déborah s’interroge sur  les fautes qu’elle a commises ces derniers temps. Bien sûr, il y a ces espiègleries sur internet. Elle s’est inscrite sur un site de rencontres sous un pseudonyme flatteur avec la photo d’une jeune femme. Elle s’amuse à séduire les hommes. Elle aime les provoquer, les laisser fantasmer. Il y a longtemps que ça dure. Mais le Ciel ne s’arrête pas à ces facéties...

Sa bouche est tellement collée à la fenêtre que la vitre se couvre de buée. Déborah la frotte de la main. Ah, revoilà le passeur de sacs. Il ne se lasse pas. Déborah essuie sa main humide sur le verre de vin.  Ah ! Maintenant il traîne un coffre… Lourd. Il peine à le tirer.

Déborah réfléchit. Où vont se nicher les fautes ? Partout. Oh, elle se sent encore assez mauvaise pour désirer, jalouser, haïr. Ce sont même peut-être ces méchants sentiments-là qui la gardent vivante. À la fin, Sara était gentille avec tout le monde, ça la rendait inexistante aux yeux des autres. Trop gentille. Peureuse. Effacée, transparente… jusqu’à disparaître.

Déborah saisit la petite cruche de rosé et se ressert un verre. Elle est légèrement pompette. Sur le pont, l’inconnu a fini son transbordement. Il jette un dernier coup d’œil sur l’autre rive. Oh, il a oublié quelque chose. Il revient. 

Soudain un autre homme sort de l’ombre et se jette sur l’inconnu. Ils se battent. Déborah a peur et renverse un peu de vin sur sa robe de chambre. Elle pose en hâte son verre sur la desserte en hêtre et plonge les mains dans ses poches. Elle y trouve sa clé, attachée à une cordelette. Elle trottine jusqu’à la porte  blindée et s'assure qu'elle est bien fermée.

Vendredi 30 novembre 2007 (neuvième semaine)

 

Karim El Yazidi

L’heure est tardive, la nuit angoissée. Karim travaille silencieusement devant son écran. Il écrit un texte sur les chemins de la Providence. Il cherche à discerner les contours d’une mission sacrée. Du mal peut-il venir le bien ? Du bien peut-il sortir le mal ? La répression au nom de la justice n’ajoute-t-elle pas du mal sur le monde ? Les plus grands maux viennent des redresseurs de torts. Que faire ?

Tout à l’heure, des gens se sont battus sur le pont. Une rixe entre deux clochards. Ils se donnaient des coups maladroits et grognaient, hurlaient. Par les quais arrivaient une dizaine d’étudiants, éméchés peut-être, ce n’est pas bien sûr. Ils se rapprochaient à grands pas. L’un des vagabonds partit en courant, en volant s’il avait pu : il détala. L’autre ne fit rien. Reprenait-il son souffle ? Croyait-il avoir affaire à des amis ? Il semblait égaré, dans son monde, dans ses rêves. Karim est presque certain que le clochard est allé vers les étudiants en leur disant  : « Mes frères, mes frères ! »

Contre toute attente, il a vu les jeunes gens s’arrêter à quelques mètres de l’homme, se concerter à voix basse, puis deux d’entre eux encadrer le clochard, le ceinturer et, d’un même geste, le précipiter dans le canal.

La bande s’est dispersée et Karim est resté coi. Non loin, des passants s’étaient arrêtés, le téléphone sur l’oreille, pour donner l’alerte. Quand les pompiers et la police arrivèrent, ils repêchèrent, avec une lenteur procédurière, un corps sans vie. Personne n’avait eu le courage de se jeter dans l’eau glaciale pour le sauver. Karim sait qu’il aurait dû le faire. Mais il n’est pas un homme. Pas encore.

 

Vendredi 7 décembre 2007 (dixième semaine)

Joselle Wolson

Joselle rêve. Un beau jeune homme s’offre à elle. Il est nu. Elle passe les mains sur son torse, en adoration. Mais voilà que le bel éphèbe est attaqué par derrière et dévoré. Un être bedonnant, hébété, vêtu de haillons, la bouche pleine de sang, la regarde. Elle est paralysée par la peur. Cet homme, elle le reconnaît, c’est Richard Darmon, l’ouvrier. Il ouvre la bouche et dit : « Je suis insatiable » en la déshabillant. Elle n’ose pas résister. Elle ferme les yeux et sens la peau desséchée de la bête pénétrer son corps, à grandes poussées brûlantes, dure comme la pierre. Elle se dit que sa seule chance de salut serait d’engloutir en elle ce démon. Elle ouvre les yeux juste pour voir la gueule de Richard Darmon hérissée de dents pointues lui arracher le visage.

Elle se réveille en sueur. Reprend son souffle. À côté d’elle dort son nouvel amant, un petit professeur qui l’a demandée en mariage. Il n’est pas très brillant au lit, mais elle avait faim pour deux. Elle s’est déchaînée charnellement. Il y avait plusieurs mois qu’elle attendait ce moment. « Et demain matin tu ne perds rien pour attendre, mon petit bonhomme. »

Elle repense à son cauchemar, tout en caressant les fesses du bel endormi. Elle est impressionnée par la précision de sa vision. C’était vraiment l’ouvrier qui était là devant elle. Elle a fait dix ans de psychanalyse, elle adore interpréter les rêves. Ce songe lui découvre l’ambivalence des sentiments qu’elle a pour cet homme, surtout après la scène ridicule de cet après-midi : du dégoût mais de l’attirance, de la répugnance mais du désir.

« J’ai des pensées contradictoires vis-à-vis de ce Richard Darmon, se dit-elle. Ce matin il m’était indifférent. Cet après-midi je voulais le virer. Et ce soir je le retrouve dans un rêve érotique. Alors voilà ce que je vais faire. Demain, quand il me présentera son devis, je le ferai baisser de vingt pour cent. S’il accepte, on verra la suite de l’histoire. S’il refuse, pas de problème : adieu, Monsieur Darmon. » Elle ferme les yeux, satisfaite de ce compromis avec son inconscient.

 

Vendredi 14 décembre 2007 (onzième semaine)

Richard Darmon

Richard Darmon n’arrive pas à trouver le sommeil. Il s’assoupit, mais par saccades lui reviennent des images de cet après-midi chez Madame Wolson, quand elle l’a surpris en slip. Dans le noir faiblement troublé par la veilleuse de la télévision, il ouvre des yeux ronds. Il lui semble que sa vision s’imprime au fer rouge dans son corps, de la tête au ventre. Une photo incandescente grand format qui lui déchire les veines, lui à moitié nu dans l’appartement de Madame Wolson.

À côté de lui, Esther respire paisiblement. Elle lui tourne le dos. Elle dégage une chaleur et une odeur douces. Si elle savait… Si elle savait, il ne serait plus rien à ses yeux… Moins qu’une vieille chaussette trouée. Déjà qu’il n’est plus grand-chose. Déjà qu’elle le regarde sans aménité… On ne badine pas avec l’honneur dans la famille Schulman.

C’est angoissant, à la fin. Personne ne pourrait croire son histoire. Il s’est déshabillé chez son employeur parce que son pantalon le serrait. Il avait mal au ventre et il a fait des abdominaux pour se détendre. Déjà ce n’est pas logique : en quoi des abdominaux relaxent-ils le ventre  ? « Enfin, moi, ça me fait du bien. Il faudra que j’en parle au docteur Blum… »

Première hypothèse, la plus vraisemblable. Madame Wolson a joué la comédie de la légèreté, elle a fait sa coquette blasée, mais en réalité elle a trouvé son attitude révoltante. Demain, elle le congédie et raconte le scandale à toutes ses amies. Il perd une cliente et sa réputation. Son affaire périclite, Esther a vent de l’histoire, elle le quitte avec les enfants. Il sombre dans le désespoir et se suicide.

Deuxième hypothèse. Madame Wolson continue le même jeu, elle fait comme si de rien n’était. Cet incident  n’aura été qu’une parenthèse sans importance. À la limite il leur en restera une petite connivence secrète et vaguement honteuse.

Dernière hypothèse  : en le voyant ainsi presque nu, désarmé, Madame Wolson a été envahie d’un flot de tendresse qu’elle s’est bien gardée de trahir. Comme l’eau reflète le visage qui s’en rapproche, son cœur s’est reconnu en lui. Dans cette cocasserie, elle a senti la main de la providence. Demain, elle viendra à Richard, elle se donnera à Richard. Elle le délivrera de cette vie pleine d’épines. Il s’installera dans son appartement. Ils vivront un amour sans limites. Grâce aux relations de sa nouvelle femme, il montera un cabinet de design lumière pour des clients américains… « Hum, hum, pense Richard en sombrant dans le néant, c’est bon de rêver. »

Vendredi 21 décembre 2007 (douzième semaine)

Brigitte

La nuit, sans lune. Brigitte, blottie dans l’obscurité et le froid, harnachée d’un équipement sommaire d’alpiniste, sur la pente d’un toit en tôle. Au téléobjectif, elle balaie les rares fenêtres allumées du voisinage. Derrière un rideau translucide, un homme assis à son ordinateur, comme une statue de granit sombre. À gauche, une lumière nue au milieu d’une pièce vide, une table et trois chaises plaquées en formica blanc. Plus loin, un jeune homme maigre, en noir, range le fouillis de sa chambre ; il a l’air perdu ; il s’arrête, jette un coup d’œil circulaire, paraît abattu ; reprend sa tâche. Brigitte le mitraille consciencieusement.

Elle s’offre le plaisir impudique de voir, d’être la petite souris qui surprend tout depuis son trou noir. Il y a un autre jeu : capter le moment où la personne prend conscience d’être épiée, avertie par un sixième sens. Un petit mouvement de tête, un temps d’arrêt : une pulsion animale venue du fond de l’être a averti la proie du danger. Le sujet va à la fenêtre. Il scrute la nuit, inquiet. Il ne découvre qu’une vaste étendue sombre. Brigitte s’est rendue invisible. La proie s’apaise, elle se demande si elle n’est pas victime d’une illusion. Si elle n’est pas un peu paranoïaque.

Sur la droite, une lumière s’allume.  Du nouveau. Brigitte ajuste son appareil, le cœur battant. Entrent deux hommes et une femme, jeunes, sourires larges. Ils s’affalent en chœur sur un grand lit. C’est un préliminaire pour une prochaine orgie. Un rapide regard vers la fenêtre : la femme se lève et descend un volet roulant. Fin de la scène. Dommage !

Brigitte regarde sa montre : trois heures du matin. Elle quitte son point d’observation, descend du toit par une échelle en bois et rentre chez elle, à quelques encablures de là. Elle repense aux trois jeunes. Elle imagine des scènes torrides d’amour en groupe, quand on ne sait plus distinguer la droite et la gauche, le haut et le bas, son corps et la peau des autres.

Elle rentre. Son mari est en voyage, et son lit froid. Elle regarde une dernière fois son portable. Vingt-quatre heures qu’elle n’a pas de nouvelles d’Elizabeth. Pas un appel, pas un message. Ça commence à l’inquiéter.

 

Vendredi 28 décembre 2007 (treizième semaine)

Jeudi

 

Richard Darmon

« - Ouin… Levanah elle a pris ma poupée et elle l’a mise dans le bain pour la noyer… Ouin (ça, c’est Surya). – Chéri, lève-toi pour t’occuper des petites, je n’en peux plus, je n’en peux vraiment plus ! (ça, c’est Esther). – Richard, voulez-vous m’aider à déplacer le canapé, la petite a jeté sa tototte. Richard, s’il vous plait (ça c’est la belle-mère). – Papa ! Papaaaaaaaaaa ! (ça c’est Levanah, Surya doit être en train de lui arracher les cheveux). »

Richard se lève, hirsute, hagard dans son pyjama bleu imprimé, avec un horrible lapin en train d’exhiber une minuscule carotte, cadeau débilitant offert par la belle-mère. « Ah ! Enfin ! Richard, aidez-moi donc à déplacer ce canapé ! » Il la regarde sans dire un mot. Se penche. La tétine se trouve au fond, au beau milieu, il faudrait un bras télescopique pour l’attraper. Donc obligation de bouger le canapé. Mais comment le déplacer sans rayer le parquet ? Les patins de feutrine !  Combien de fois il a demandé à Esther de ramener de la quincaillerie des boîtes de coussinets en feutre pour les mettre sous les meubles ! Mais qu’est-ce qu’elles glandent de la journée, ces deux-là…

« Alors, Richard, vous rêvez ou quoi ? Venez qu’on déplace ce canapé. » Toujours mutique, Richard cherche un balai dans la cuisine, le glisse sous le clic-clac et ramène la tétine avec. Le parquet est sauvé. La belle-mère : « Ah, merci pour la poussière. Maintenant il va falloir la désinfecter, cette pauvre sucette. »

« Tuuut tuut ! Tuuut tuut ! Laissez-moi passer ! » C’est Surya qui passe, les fesses à l’air, dépliant dans son sillage le rouleau de papier hygiénique blanc, comme une mariée dévergondée. « Surya ! Richard ! Mais ce n’est pas possible ! Mais fais quelque chose ! Ah, qu’est-ce qui m’a fichu un empoté pareil ! » Dans l’appartement retentissent des pleurs. Esther s’emporte, elle crie. Richard la regarde comme derrière un bocal. Elle reste belle. Depuis quelque temps lui fleurissent des cheveux blancs, elle ne veut pas les teindre.

 

  Vendredi 3 janvier 2008 (quatorzième semaine)

Elizabeth

Sous le grand drap de coton bleu clair, près de Gérard qui respire calmement, Elizabeth se laisse doucement rêvasser. Le jour entre, à peine filtré par le léger  voilage blanc. Dans le jardin privatif, les oiseaux se sont mis à chanter. C’est encore une belle journée qui commence.

Elle paresse. Regarde Gérard, sent sa chaleur, son odeur forte, regarde son torse large se soulever régulièrement, et croître encore. Il a trente-sept ans, elle dix de moins. Il n’a rien d’exceptionnel : un job bien payé mais une position subalterne, un physique assez raide, têtu de caractère. Toutefois beaucoup de charme, très viril et élégant à la fois, un simplisme moral au fond très rassurant.

Elle se sent protégée par sa carrure d’homme endormi, comme derrière un grand rocher ou un arbre épais. Elle s’est réconciliée avec lui, hier après-midi. Il l’avait confrontée à un choix. Brigitte ou lui. Elle lui a sacrifié Brigitte.

Son ventre se contracte. Elle est assaillie d’images du passé qui la remuent à l’intérieur, comme des secousses électriques.

Il y a un mois et demi, un dimanche, Gérard a invité son patron à déjeuner. L’appartement bien apprêté, fleuri, les  effluves accueillants d’un faon braisé qui mijote. L’apparition de Brigitte, mystérieuse, dévorante, la femme du patron. Elles deux dans la cuisine, à échanger des banalités. La main de Brigitte qui la prend par la taille, son érotisme impérieux, sa langue qui se glisse dans sa bouche. La culpabilité, l’effarement, le plaisir, la soumission. Le cœur qui bat à toute allure et l’air de rien devant les hommes. Le pied insinuant de Brigitte durant le déjeuner. Le lendemain, après-midi chez Brigitte : gestes tabous, corps pantelant de désir, orgasmes. Elizabeth écarquille les yeux pour ne plus y penser, elle risque de s’exciter pour de bon.

Gérard dort encore. Les oiseaux se sont tus. Il va être huit heures, le temps pour lui de se préparer avant une journée au bureau. Elle se love contre sa peau tendrement, respire profondément. Elle se demande avec une légère angoisse comment Brigitte va réagir. Depuis cette aventure, la vie n’est plus pour Elizabeth une simple traversée de l’être, avec ses longues attentes, ses déconvenues et ses cadeaux. Elle est enrôlée dans une sorte de théâtre écrit par d’autres, avec des doubles jeux, des traîtrises, des coups montés, des lettres anonymes, des jouissances clandestines, et à l’horizon un immense cri tragique.

Le réveil sonne soudain, une alternance de sons monotones et de silences. Gérard étend la main et l’éteint à l’aveugle. Il ouvre doucement les yeux, regarde Elizabeth, circonspect. Elle approche son visage. Premier sourire, premier baiser.

Vendredi 10 janvier 2008 (quinzième semaine)

Deborah Veinstein

De ses mains décharnées, grêlées et légèrement tremblantes, Déborah ouvre les volets de la chambre. Une masse d’air frais s’engouffre dans l’appartement surchauffé. Dehors un fort vent d’est balaie les nuages. Le canal bruit et scintille. La rue retrouve ses jeunes loups et tigresses affairés. Plus trace des violences nocturnes : le jour a tout effacé. Déborah se demande même un court instant si elle n’a pas rêvé. Mais non, les rues sont sans mémoire.

Si Sara était vivante, elle l’aurait tout de suite appelée. Elle lui aurait tout raconté en détail. « Alors je m’étais assise bien confortablement dans mon fauteuil près de la fenêtre. J’avais éteint les lumières pour ne pas attirer l’attention, avec un verre de vin, et j’étais en train de savourer ce moment quand… » Elle aurait tout décrit, la nuit tranquille, le clair-obscur du canal, le clochard avec son barda, l’homme embusqué, la rixe, la peur…

Mais Sara n’est plus là.  Dans le salon, sur la cheminée, trône une petite boîte en bois, percée de fines ouvertures. Autrefois, de riches Chinois y enfermaient des sauterelles ou des grillons pour les entendre chanter. Depuis longtemps la boîte est vide. C’est un cadeau de Sara. De Sara qui est elle aussi dans le silence. « Ma pauvre Sara, on t’enterre aujourd’hui. Tu disais toujours que ce sont les vivants les plus à plaindre. »

« Ne pas me laisser envahir par les idées noires », murmure Déborah en pleurant. Les yeux brûlants, elle est accablée de chagrin. Elle va se nettoyer le visage avec de l’eau froide et s’allonge sur le lit. Regarde le plafond, flou à travers ses larmes. Ferme les yeux, retrouve une sérénité dans l’obscurité.

Elle sent qu’elle se crispe. Des voix, des cris cherchent à se frayer un chemin jusqu’à sa conscience. Ne pas les réprimer, au contraire les accueillir. La rumeur des morts. Un grondement d’horreur monte depuis son ventre, comme l’écho de sa souffrance ou le lointain hurlement des milliards d’êtres enfermés dans les ténèbres.

Dehors, des enfants s’exclament. Déborah ouvre les yeux. La lumière chasse les derniers démons. Petites douleurs ça et là qui la lancent. « Allez, ma petite chérie, se dit-elle, remets-toi debout. Il faut vivre, aujourd’hui encore, il faut vivre. »

Vendredi 17 janvier 2008 (seizième semaine)

Joselle Wolson

Joselle marche d’un pas léger sous le ciel bleu immaculé, le long du canal. Le froid la pénètre de mille piqûres sensuelles. Elle a la mine ébahie et rêveuse de celle qui sort d’une nuit d’amour. Deux mois qu’elle n’avait pas couché. Elle commençait à devenir folle. Elle chantonne, elle est heureuse.

Elle se sent d’une humeur souveraine. Prête à tout pardonner, à tout oublier. Miséricorde pour son amant qui veut l’épouser. Lui, le petit professeur d’histoire, elle, l’héritière américaine : on n’est pas dans un conte de fées, quand même. Elle sourit, le regard en biais ; elle secoue légèrement la tête.

Miséricorde pour lui, et miséricorde pour ces pauvres idiots qui ont inscrit en capitales blanches sur un mur aveugle : MORT AUX PATRONS. Sans patrons, qui fabriquerait vos  bombes de peinture, bande de chenapans ? Toute à son bonheur physique, Joselle est la mansuétude même.

Les quais eux-mêmes, salis par les chiens, jonchés de papiers gras, elle leur trouve un éclat particulier, une once de poésie. Elle n’a même plus peur de ces hommes farouches qui la scrutent, nimbés de solitude inquiétante et de crasse immonde. Pour un peu, elle s’offrirait à eux.

Déborah Veinstein

Déborah observe une fois encore l’avis d’inhumation, une carte longiligne encadrée d’une double bordure en tons gris. Elle parle toute seule. « Ils n’auraient pas pu te faire enterrer au Père Lachaise ? On ne manque pas de tombes là-bas. Et puis ça aurait été plus pratique pour venir te voir. Tandis que le cimetière parisien de Pantin, c’est loin. C’est plat, d’accord. Mais c’est trop grand et c’est trop loin… Et puis toi, tu te serais bien vue à côté de Gérard de Nerval. »

Sa tasse de café au lait tremble entre ses mains décharnées. « Je te l’avais bien dit, Sarah : Occupe-toi de tes funérailles. Occupe-t-en si tu veux que ça se passe comme tu l’entends. Mais non, tu répliquais, ça porte malheur. Tu parles… »

Devant elle, un journal télé annonce un film américain sur la sixième chaîne : Sea, Death and Sun. « Je me demande bien ce que ça peut être », pense Déborah en lisant le résumé : « En vacances dans un bungalow au bord de la mer, une femme enceinte sent les premières contractions de la délivrance. Son mari, parti faire des courses, est coincé dans les embouteillages, tandis qu’un psychopathe, échappé d’un  asile, rôde sur la plage. » « Ah, s’exclame la petite vieille en refermant le journal, peut-être que je regarderai ça ce soir, ça me détendra. »

Vendredi 24 janvier 2008 (dix-septième semaine)

Karim El Yazidi

Karim regarde la Une du magazine. La photo sort bien : une femme assise dans un fauteuil, l’air convaincant, avec la main ouverte, devant un parterre de juges en hermine debout. Le titre, en capitales rouges : LA REINE DE LA CHICANE. Il est neuf heures, la salle de rédaction est encore calme. On regarde l’hebdo, on attend les premières réactions.

Karim n’est pas passionné par les histoires de politiciens. Il s’occupe d’économie de la santé, un sujet aride qui ne fait jamais les gros titres.

Il voit s’égrener le chapelet des journalistes qui arrivent en traînant la patte. Tiens, Gérard a l’air en forme, il doit s’être réconcilié avec sa mousmé. Tout le monde profite de l’absence du rédacteur en chef, parti en séminaire d’orientation avec toute l’équipe dirigeante. Les téléphones commencent à sonner, on échange des petites vannes.

Deborah Veinstein

Le téléphone sonne. C’est Madame Fechting qui vient aux nouvelles. « Oui, je vais tout à l’heure au cimetière pour dire adieu à notre petite Sarah chérie. David m’a appelée tout à l’heure. Il vient me prendre à quatorze heures en voiture en bas de chez moi et il me ramènera après la cérémonie. Il est aux petits soins. Vous êtes comme  de la famille, il m’a dit. Alors, pensez-vous, il faut aussi que je lui trouve un petit cadeau, je vais aller au supermarché acheter des chocolats fins. Le pauvre, lui qui aimait tellement sa mère… Bon, je me dépêche, Madame Fechting. À demain, oui, c’est ça. »

Déborah, les yeux absents, se frotte le nez et la bouche.

Vendredi 1er février 2008 (dix-huitième semaine)

Brigitte

Quelle pureté dans les yeux angéliques de Brigitte. La vie est un jeu sublime : jouissances, gamineries, défis. Un jeu dans lequel il faut rester éveillé pour dominer la partie, augmenter le plaisir et, pourquoi pas, trouver son maître. Allongée paresseusement dans sa couette Laura Ashley blanche à petites fleurs, le corps tiède, elle étend le bras vers son portable. Tiens, tiens, Elizabeth a laissé un message.

L’instant d’après, ce n’est plus la même femme. Elle grimace, une voix étrange, serrée, basse, satanique, sort de sa gorge : « Tu veux me larguer, ma petite. Eh ben ma salope, tu vas me le payer ! » Elle jette violemment le portable contre le mur.

Karim El Yazidi

Karim est absent du monde. Ses collègues, habitués à fureter du regard en permanence, se donnent des coups de coude : « Alors, Karim, qu’est-ce que tu as fait de ta nuit ? » Il sort de sa catalepsie pour leur sourire vaguement. Il ne croit pas qu’il ait envie de leur parler. Il n’aurait pas le beau rôle. Il se voit mal leur expliquer : « Ecoutez, les mecs, cette nuit, de ma fenêtre, j’ai été témoin d’un meurtre. – Un meurtre ? Raconte. (Ils voudraient des précisions.) – Il y a un groupe d’étudiants ivres qui ont jeté un clodo dans le canal. – Tu les as vus ? (Il ne pourrait pas tricher.) - Oui. – Et qu’est-ce que tu as fait ? (La question fatale.) – Rien. »

Quelque part, non loin, dans un monde parallèle au nôtre, un tribunal s’est ouvert. La parole est au procureur : «  L’accusé aurait pu détourner l’attention des étudiants pour les empêcher de jeter le clochard à l’eau. L’accusé aurait pu descendre de chez lui pour porter assistance à la victime. L’accusé aurait pu aller voir la police pour apporter son témoignage. Non-assistance à personne en danger, non-dénonciation de crime. C’est très grave. L’attitude en retrait de cet homme a accompagné la mort d’un autre homme. Œil pour œil, dent pour dent. Qu’il donne tout son argent à des œuvres pour les sans-abri ; ou qu’il soit lui-même livré à la barbarie humaine, sans que personne fasse le moindre geste en sa faveur. »

Joselle Wolson

La silhouette bedonnante de Richard Darmon sautille devant l’immeuble. Il attend dans le froid. Plus elle s’approche et plus Joselle sent sa mansuétude universelle l’abandonner. Elle a envie de lui faire mal, de le gifler, de lui crever un œil, de lui casser une dent. Le gifler pour le réveiller, parce qu’il s’est immiscé dans ses rêves quand elle dormait près de son amant. Lui crever un œil pour s’être montré à moitié nu hier. Lui casser une dent (et accessoirement lui mordre la langue) pour avoir bredouillé des paroles puériles au lieu d’avouer qu’il se touchait dans l’appartement (et alors qu’il était censé travailler).

Mais Joselle est une femme bien élevée, elle ne bouscule pas ses employés. Arrivée devant Richard, elle lui tend vivement la main et lui dit : « Venez, Monsieur Darmon. Avez-vous apporté la devis ? »

Richard Darmon

Depuis qu’il a huit ans, Richard essaie d’étouffer toute trace d’agressivité en lui. Cela date du jour où l’institutrice a demandé aux enfants : quel est votre principal défaut ? Comme il se bagarrait parfois, il répondit : la brutalité. La maîtresse le sermonna, et il promit de renoncer à toute forme de violence, physique, verbale ou morale. Bref, il devint un lâche. Mais intérieurement, il resta dur.

Ce matin, il retourne chez lui et son coeur bouillonne de colère. Il a passé toute la soirée d’hier à serrer son budget pour présenter à Joselle Wolson le devis le plus attractif possible. Il a rogné sur ses marges tout en trouvant des idées de décoration inédites et ingénieuses. Il a magnifié son projet, fait des prix cadeaux. Une offre en or.

Mais Joselle a à peine parcouru le devis et a exigé de lui une ristourne de vingt pour cent, en le regardant froidement. Un bref dialogue pour lui faire comprendre que ce n’était pas négociable. Il a compris. Rage froide. Elle le punit pour son écart d’hier.

Vendredi 8 février 2008 (dix-neuvième semaine)

Deborah Veinstein

Déborah a trouvé au fond d’un placard un vieux foulard noir imprimé en blanc de motifs d’amandes, fleurs et boutons. Triste étendard. Elle qui d’ordinaire aime à jouer la marchande de mille couleurs. Sarah l’appelait: « Mon petit perroquet », à cause de ses habits excentriques et bigarrés.

Deborah est fin prête à descendre, coiffée, pomponnée, sans ostentation. Elle attend le coup de téléphone de David. Elle aura juste à mettre son parka noir. Un parka pour un enterrement ! « Est-ce que c’est ma faute si mon manteau en mousseline sombre est au pressing ? », demande-t-elle aux deux chérubins en bois qui ornent le dessus de l’armoire et qui lui sourient d’un air entendu.

Élisabeth

Élisabeth se lève à 14 heures. Elle se prépare des œufs au bacon. Devant elle, un magazine ouvert, une double page d’explications culinaires et des photos du plat sous toutes les coutures. Une recette qui pourrait la guider. Des images qui pourraient l’inspirer. La promesse d’une savante succulence.

Mais, dans la semi-conscience du réveil, Elizabeth balaie l’art d’une main négligente. Elle jette à l’aveuglette le beurre, le bacon, la crème et les deux œufs dans la poêle chaude. « Pöh pöh pöh pöh !» Dans la cuisine ensoleillée résonnent les crépitements des bulles amniotiques qui explosent.

Vendredi 15 février 2008 (vingtième semaine)

Brigitte

Assise en tailleur sur un couvre-lit doré, dans son ensemble Africa Wild de Chantelle, soutien-gorge corbeilles et shorty transparent, Brigitte plonge les mains sur la soierie intérieure d'un coffret Napoléon-III en bois de rose et filets de laiton. Elle fait glisser des pierres précieuses entre ses doigts blancs : émeraudes, turquoises, saphirs, diamants…, et jouit de la caresse du soleil qui pénètre par les portes-fenêtres. Entre ses seins, un pendentif en or fin, à motif de chat, se soulève lentement au rythme de sa respiration.

Elle pose une pierre précieuse sur chacune des douze touches alphanumériques de son téléphone portable. Elle les contemple, attentive aux rencontres des rayons du soleil sur les minéraux. Lorsqu’une vibration lumineuse lui paraît exceptionnelle, elle note sur un carnet la touche où le phénomène s’est produit.

En quelques minutes, elle se retrouve avec une petite suite de nombres, de dièses et d’étoiles. Dans le ciel, un nuage s’est interposé et plonge l’appartement dans une ombre étale. Le téléphone retrouve une apparence stable. Brigitte regarde la page jaunâtre de son carnet : ##01883#**#052*1. C’est le moment pour elle d’interpréter les numéros en fonction des lettres inscrites sur les touches : « T.U.E. L.A. »

Tue-la. « Il faudra donc tuer Elizabeth », se dit froidement Brigitte.

Déborah Veinstein

Devant Déborah, l’oncle Gaby, le millionnaire, solidement charpenté, avec un large manteau en cachemire ébène, fait crisser les graviers. À sa droite, Uriel, impassible, tête penchée, écharpe vert bouteille, et à gauche la cousine Rapha, altière, vêtue d’un corsage bleu et coiffée d'un voile en soie moirée sous un manteau de cuir noir… Partout des visages graves, où plane l’ombre de la mort.

 

Vendredi 22 février 2008 (vingt-et-unième semaine)

Richard Darmon

Autrefois, quand il restait allongé près d’Esther, pendant des heures, apaisé par son odeur, ses baisers, ses caresses, Richard construisait des châteaux en Espagne. Ils faisaient la fête, ils faisaient l’amour, il la couvrait de bijoux. C’était le temps béni où l’avenir s'écrivait en lettres de feu. Il y avait des victoires, des défaites, des rires, des cris et des larmes. Mais tout semblait frappé du coin de la pureté, de  l’énergie, de la conquête de la vie. « Qu’est-ce qui nous a menés là, se demande-t-il, à nouveau couché près d’Esther, à des années de distance. À quel moment l’amertume et le silence se sont-ils glissés entre nous ? Et pourquoi restons-nous encore ensemble ? »

Richard regarde le radio-réveil numérique radioguidé qui reçoit l’heure de Francfort : il est vingt-et-une heures onze, à Berlin comme à Paris. Il se demande si ce n’est pas précisément cela qui les a subrepticement séparés : le temps. Pendant qu’ils s’amusaient, qu’ils rêvaient, pendant que leurs cœurs affrontaient l’existence avec optimisme, pendant que leurs lèvres se cherchaient et qu’un souffle léger passait de l’un à l’autre, le temps changeait de main, le monde tournait. Et eux restaient sur le bas-côté, à pousser vaguement un pied devant l’autre pour avancer. À parodier la vie. Comme si la mort intérieure avait gagné la guerre. Ça lui donne envie de tout balancer.

 

Vendredi 29 février 2008 (vingt-deuzième semaine)

Deborah Veinstein

Déborah tricote dans la pénombre, sous le halo lointain de l’éclairage urbain. Elle se remémore un matin de l’été dernier sur un marché de Haute-Savoie : il y avait une jeune femme blonde, Valérie, qui vendait de la laine de chèvre angora et des produits dérivés de son élevage. Déborah avait sympathisé, visité la ferme, pris des photos, acheté des pelotes, une écharpe, passé une après-midi agréable.

C’est avec les clichés de cette journée que Déborah s’est fabriqué un profil sur internet. Avec, pour sésame, le charmant minois de Valérie, elle parle avec des amoureux, leur laisse entrevoir monts et merveilles, et les éconduit de temps en temps. Elle y puise une jeunesse à bon prix, s’amuse de la naïveté masculine, et surtout parle en liberté du quotidien avec des inconnus.

Elle vient de passer une heure avec un certain Ulysse27. Elle lui a raconté l’enterrement de Sarah, il voulait tout savoir. En fait, à sa grande surprise, il n’y a pas eu d’ « histoires » aux funérailles. L’ambiance était grave et sereine, tout le monde voulait dire un petit mot sur la tombe, ça faisait chaud au cœur d’entendre tous ces témoignages d’amour, sous les nuages qui filaient comme des couronnes princières et malgré le vent froid qui piquait les visages, soulevait les voilettes et emportait de temps à autre les voix dans ses tourbillons.

Déborah a lu le poème qu’aimait tant Sarah :

El Desdichado

Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé,
Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J'ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène...

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

À un moment du dialogue, Ulysse27 a complètement perdu le Nord et lui a demandé à brûle-pourpoint si elle avait un piercing intime. Un piercing intime ! Alors qu’ils échangeaient des impressions et des réflexions sur une expérience presque sacrée. Sur l’enterrement de sa meilleure amie.

Troublée, Déborah a brutalement quitté le navigateur internet.

 

Vendredi 7 mars 2008 (vingt-troisième semaine)

Karim El Yazidi

« On ment pour arracher des confidences. On offre à l’autre le miroir de ce qu’il veut entendre. C’est tellement plus facile. On renonce à entendre, parce que tout est tellement attendu, et à parler, car personne ne veut entendre. On devient des rouages de la machine, muets comme l’acier, bruyants comme des leviers rouillés. » Sous la lampe de bureau en métal télescopique, Karim relit ces lignes, qu’il vient d’écrire dans un cahier noir après un dialogue sur internet avec Euridyce42, une jeune femme désespérément conformiste.

« Et si j’allais prendre un verre », se demande-t-il. Descendre vers République et ces petits bars du Marais où se pressent les belles  bourgeoises. Ambiances chaleureuses où l’on échange des verres, des banalités et des sourires dans un vacarme tonitruant. Promesses de rencontres, histoires d’un soir.

Chez Karim, la fenêtre est ouverte en permanence, et ce soir encore il fait très froid. Il a un pantalon de pyjama, un jean par dessus, un tee-shirt, une chemise, un pull, un gilet, un cache-nez, et un keffieh sur la tête. À part ça, pieds nus sur le plancher.

Il va à la fenêtre, regarde le canal silencieux, repense à la rixe d’hier, caresse les fougères qui protègent ses plantes. Soudain, ses yeux se troublent, il se sent habité par le passé. Il a une impression de déjà-vu. Comme s’il s’était déjà pensé en train de passer la main sur ces feuillages, de contempler cette nuit-là, avec le même sentiment désagréable d’être étranger à la société. Le plus curieux dans cette sensation, ce n’est pas seulement de revivre la situation, mieux qu’au cinéma, mais c’est que son corps lui paraît soudain d’une matière plus légère.

 

Vendredi

Vendredi 14 mars 2008 (vingt-quatrième semaine)

Elizabeth

Elizabeth caresse le torse de Gérard. Elle savoure la  grâce de s’éveiller avant lui : le contempler dans son sommeil, entendre monter le désir, lui offrir la première douceur du jour. Leur relation est si simple, archaïque : elle est la femme, il est l’homme ; il travaille dehors, elle à l’intérieur ; elle veille à son plaisir, lui à son bien-être. Tout se passe sans se dire. Il est silencieux, elle est discrète.  Complicité féline.

Ce soir, à dîner, ils auront Karim, un collègue de Gérard. Un être singulier, solitaire, dépressif, obsédé par l’écriture et le sacrifice de soi. Elle lui fera des crêpes, ça changera. Elle pourra étrenner sa nouvelle poêle anti-adhésive quatre couches à queue large, un petit bijou. Ce sera aussi l’occasion d’échapper à leur conversation.

Elle se demande ce qui arriverait si Karim lui faisait du charme. Elle aurait du mal à résister. Tout en réfléchissant, Elizabeth s’enivre de l’odeur de Gérard, âcre, puissante. Les cris sporadiques des oiseaux se mêlent  au murmure de leurs souffles, comme des percussions dans un nô médiéval. Elizabeth descend sa main plus bas. Tout à l’heure, elle lui fera deux œufs au plat, elle les servira sur une assiette en porcelaine noire et tracera sur les jaunes un X avec du ketchup. La femme d’intérieur parfaite.

Ce soir, elle leur cuisinera aussi des cailles au froment. Elle connaît un commerçant africain qui élève des oiseaux dans son magasin et les vend pour toutes sortes d’usages : animaux de compagnie, nourriture, sorcellerie, et pire encore. Les cailles, il leur tranche la gorge d’un coup d’ongle acéré et les passe à ses assistants pour les déplumer. Dans la petite boutique puante, sombre et piaillante, ils sont bien une dizaine à jouer des coudes.

Avec trois doigts, l’index, l’annulaire et le majeur, Elizabeth masse Gérard. Elle le pétrit, le roule et le malaxe comme une pâte à gâteau. Il commence à reprendre conscience.

 

Vendredi 21 mars 2008 (vingt-cinquième semaine)

Richard Darmon

Richard fait le pied de grue devant l’immeuble de Joselle Wolson. Vent glacial, ciel bas. D’ordinaire, ses clients lui laissent une clé. Ont sinon au moins la politesse de l’attendre chez eux pour lui ouvrir la porte. Dans la rue, les passants, emmitouflés, tête penchée, rêvent de tout sauf d’être là. Richard croque un gâteau oriental couvert d’une épaisse couche de farine qui se répand en pluie sur sa veste. De l’immeuble sort un homme style cadre, maghrébin, qui lui jette un bref coup d’œil interrogatif avant de partir vers le métro. Richard en profite pour  se réfugier dans le corridor.

Deborah Veinstein

Deborah s’est levée un peu plus seule encore. L’enterrement est une seconde mort. Les vantaux de boue se sont refermés pour toujours sur le cercueil de Sarah. Rayée de la surface. Engloutie. Disparue. Absence irremplaçable.

Irremplaçable ? Oh, bien sûr, au club de bridge dont elle était présidente, ils se sont hâtés de lui trouver un successeur, avant même qu’elle ne meure. Elle a cédé la main sans regret. Après sa première opération, déjà, elle ne se sentait plus concernée, ni par  l’administration, ni par le jeu.

Deborah l’avait accompagnée deux fois dans cette petite société de bonnes femmes avides de médisances, de cancaneries, obsédées par le qu’en-dira-t-on. Elle en garde le souvenir cauchemardesque d’avoir été jaugée, jugée, classée. D’ailleurs, elle n’a pas reconnu une seule bridgeuse aux funérailles, ce qui en dit long sur la froideur de ces gens-là.

Deborah se serre contre le radiateur du salon.

Karim El Yazidi

Karim, compressé par la foule des travailleurs du matin qui s’agglutinent dans le métro, va au journal, le cœur un peu moins lourd. Hier, il était écrasé de culpabilité. Il se demande d’ailleurs s’il ne devrait pas consulter un psy, car il traverse des tunnels d’angoisse inquiétants. Aujourd’hui, ça va mieux. Hier il n’a pas mangé, il a passé la soirée à écrire et à regretter. Il a expié sa lâcheté. Il se sent vaguement délivré. Petites promesses d’avenir : une journée au bureau, un dîner chez Gérard, qui s’est réconcilié avec sa chérie, et puis le week-end, pour penser à autre chose.

Tout à l’heure, en sortant de chez lui, il a croisé un homme qui mangeait des cornes de gazelle, les vêtements couverts de farine. Ça lui a rappelé son enfance au bled, quand sa mère lui en faisait pour le goûter. Elle s’approchait de lui et lui disait : «  Oh, il a neigé sur mon petit garçon, il est plein de neige. Il a froid, le pauvre petit vagabond.» Et elle le frottait affectueusement, l’embrassait et le câlinait comme pour le réchauffer.

Dans le village, il y avait aussi un vieux potier. Souvent mécontent de son travail, il brisait ses travaux d’argile et les jetait dans sa cour. D’années en années, les débris s’amoncelaient et formaient un tas énorme autour de sa maison. On se moquait de lui : « Alors, tu as encore raté ton coup, tu n’étais pas dans ton assiette ? » On le menaçait aussi : « Un de ces jours, il va arriver malheur avec ces morceaux de pots. » Et en effet, les jours de tempête, il valait mieux ne pas s’approcher de la maison du vieux.

Mais il n’y eut pas d’accident. Les lézards, les scorpions et les fourmis y élurent domicile, le potier continua d’être exigeant sur son travail. Et demeura une énigme pour Karim.

Le métro s’arrête dans un crissement strident.

Vendredi 28 mars 2008 (vingt-sixième semaine)

Dimanche

Elizabeth

Elizabeth va à la messe avec Gérard. C’est légèrement déprimant, mais ça fait tellement plaisir à Gérard. C’est parti pour une heure de rituel. Le curé essaie d’y croire, mais il en fait trop, ça le rend irréel. Il parle trop près du micro. Et puis c’est trop fort, et sa voix résonne dans l’immense nef froide. On ne comprend pas ce qu’il dit. Se lever, s’asseoir, bredouiller. La chef de chœur chante faux, l’organiste se prend pour Schönberg. C'est à peine supportable.

L’eucharistie. Elle suit Gérard et va mâcher l’hostie. Elle remercie dieu du fond du cœur.  Elle pourrait être morte à l’heure qu’il est. C’était vendredi après-midi. Elle cuisinait. Vendredi, oui. Il devait être quinze heures. Avec le bruit du batteur électrique et de la radio, elle n’entendit pas la porte s’ouvrir. Elle eut la peur de sa vie quand elle sentit une main gantée se presser contre sa bouche et un poignard lui piquer le dos.

« Ne bouge pas », chuchota une voix féminine démoniaque. Elle reconnut tout de suite Brigitte. Elle lui dit avec douceur : «  Brigitte, qu’est-ce-ce que tu fais ? – Je ne suis pas Brigitte, fit la voix derrière elle. Je m’appelle Vengeance. – Brigitte… (La pointe du couteau s’enfonça un peu dans son dos.) Vengeance, qu’est-ce que tu veux de moi ? » Elle pleurait. Brigitte : « Je dois te tuer, Elizabeth. Tu vas mourir.»

Il avait fallu beaucoup de persuasion, des larmes, des suppliques et des caresses, pour rétablir le contact. Son ex-amante avait mis une combinaison noire et portait un bas qui lui dissimulait vaguement le visage. Elle était dans un état délirant. D’après ce qu’elle disait, elle avait regardé des reflets sur son téléphone portable et elle en avait déduit par un processus obscur que les esprits lui disaient : Tue-la.

Au lieu de s’opposer à elle, Elizabeth était entrée dans son jeu. Elle avait d’abord argumenté : « Tue-la, ça concerne peut-être quelqu'un d'autre. – Non, avait répondu la voix sardonique. C’est toi qui étais le sujet de la prophétie. – Et si, avait lancé Elizabeth, si je te donne une autre interprétation et que je te promette de ne rien dire à personne, me laisseras-tu en vie ? –Il n’y a pas d’ambiguïté. C’est un message explicite.  Tu dois mourir. Tu vas mourir. – Attends, attends, avait supplié Elizabeth. Un accusé a droit de se défendre. – Tu n’es pas accusée. Tu es condamnée. À mort. – Alors, si je suis condamnée, j’ai droit à une dernière volonté.»

Elizabeth avait obtenu de pouvoir lui parler le temps d’une tasse de thé. « Tue-la », avait-elle expliqué, a un autre sens en anglais : TUE est l’abréviation de Tuesday, et LA de Los Angeles. La prophétie était : « Mardi à Los Angeles. » Elle avait ébranlé les convictions de Brigitte. Elle avait sauvé sa peau. Brigitte était repartie en lui faisant promettre le silence. Pauvre Brigitte, se dit Elizabeth en souriant. Si ça se trouve, elle a pris un billet pour Los Angeles… Enfin, pourvu qu’elle s’éloigne. »

Tout en commençant à avaler l’hostie salée réduite en bouillie, Elizabeth secoue la tête et rend grâce au Ciel, les yeux levés extatiquement vers les vitraux colorés. Gérard l'observe en fronçant les sourcils.

Vendredi 4 avril 2008 (vingt-septième semaine)

Karim El Yazidi

Quand devient–on marqué par la perversité, la tricherie, la méchanceté ? Deux oiseaux se sont posés sur le balcon. C’est dimanche, il est quatorze heures. La matinée se prolonge pour le journaliste. Elle se prolongera jusqu’au coucher du soleil.

Il se repose. Attend le moment où son esprit cessera d’être agité, engourdi, avide, obscur. L’horloge tourne en rond. Il se prépare un thé. Se rendort. Va humer l’air à la fenêtre. Le soleil à la surface de l’eau.

« Mettons donc que je veuille coucher  avec la femme d’un ami, se dit-il. Ce n’est pas pareil selon que ce désir est persistant ou fugitif, occasionnel ou obsédant, léger ou imprégnant. Pas pareil non plus, si ça se réalise, selon que l’amour décroît ou s’accroît à mesure que dure la liaison.

Le thé est presque transparent. Karim y  fait tomber une goutte de lait. On dirait une explosion nucléaire dans la tasse.

Vendredi soir dernier, à la soirée chez Gérard. Charmé par la bouche d’Elisabeth, sa sensualité. De savoir qu’au début de la semaine encore elle trompait Gérard, tout à coup, il ne la voyait plus comme la compagne de son ami, mais comme un être sexuel. Trouble. Leurs mains se frôlaient, se caressaient en passant, en tendant un verre ou une assiette de biscuits apéritifs.

À table, c’est encore le hasard qui pouvait vouloir que leurs pieds se rencontrent. Karim avait du mal à se contrôler. Gérard parti un instant dans la pièce voisine, il n’y eut plus d’ambiguïté : Elisabeth l’embrassa secrètement. Le cœur du journaliste battait  à tout rompre. Il se sentait dans la peau du traître et de la proie.

 

Vendredi 11 avril 2008 (vingt-huitième semaine)

Deborah Veinstein

« Maman, je peux vous aider ? » Cette manie de l’appeler maman, ça énerve Déborah. Hannah est sa belle-fille, elle est gentille, mais elle veut toujours se mêler de tout. « - Non, non, ne touchez à rien. Le gigot d’agneau est prêt, je n’ai plus qu’à le mettre au four. – Attendez, je vais le faire… - Non, non, ne touchez pas, vous n’y connaissez rien. »

Deborah prend le plat en verre Pyrex des mains de sa belle-fille et l’enfourne sans ménagement. Ses mains tremblent. Petit être voûté, fragile comme l’herbe sous la pluie. « Regardez, Maman, vous tremblez. J’aurais aussi bien pu vous aider. – Mais non, je ne suis pas impotente, quand même. En plus, vous n’y connaissez rien. C’est toute une histoire de placer le plat comme il faut dans ce four. » Grands yeux de la belle-fille.

Dehors, le canal est calme. La lumière changeante. À l’oreille droite d’Hannah, une boucle d’oreille dorée avec un cœur dans un cercle. À son pouce droit, une bague en or bicolore. L’ongle de son orteil droit est verni au bleu clair, en accord avec la couleur de ses tongs, mais à gauche, il reste vierge. Elle a déjà subi l’ironie de son mari, avant de partir tout à l’heure pour la corvée dominicale. Maintenant, elle sent distinctement le regard critique de sa belle-mère. La mode asymétrique, ils ne connaissent pas.

Karim El Yazidi

Les pieds en l’air, indolent, allongé dans le canapé blanc, Karim laisse son regard se perdre dans le ciel. Les nuages font la course. S’effilochent, se métamorphosent. Le journaliste se gratte la tête. Sa main droite n’a que quatre doigts. Il a perdu son pouce, ado, en réparant une mobylette. Une vidange. Le sang baignait dans l’huile, son pouce pendait comme une branche cassée.

Il réfléchit : ça ne doit pas être facile, d’être femme de journaliste. Elizabeth est à moitié nymphomane, Brigitte aux trois-quarts folle. C’est un aveu que lui a fait Anton, le rédac chef. Il paraît qu’elle découche, qu’elle fait des scènes, qu’elle invente des histoires. Sa dernière lubie :  elle veut la peau de Gérard, elle demande à Anton de le licencier.

Vendredi 18 avril 2008 (vingt-neuvième semaine)

Richard Darmon

Astrologiquement, Richard est un fonceur né : taureau ascendant bélier. En pratique, il est du signe des bœufs castrés, en chemin pour l’abattoir, ascendant chèvre : tout ce qu’on lui demande, c’est de manger son chapeau.

Bien qu’il se soit enfermé, calfeutré à double tour entre les quatre murs de la pièce la plus reculée, la plus isolée de l’appartement, il entend Esther, Levanah, Surya, et la belle-mère par-dessus, sopranos éraillées, pousser des contre-ut dans tous les sens : agressivité, revendications, victimisation, despotisme, révoltes... C’est insupportable.

Et surtout sa belle-mère,  sa belle-mère !   Il la hait, il est sans pitié. Elle est malade, il voudrait hâter sa mort. La conduire en un lieu désert, l’y abandonner. Elle serait bien attrapée, la vieille sorcière, avec sa mobilité réduite. Horrible belle-mère !

Richard continue d’aimer Esther, sans se rendre compte qu’il est d’abord attaché au souvenir de l’amour qu’ils ont pu vivre les premières années. S’il pouvait réfléchir, il reconnaîtrait que ce n’est pas sa belle-mère qui a pourri son mariage. Esther s’est éloignée de lui à la naissance de Levanah. Peut-être même déjà  le jour de leur mariage. Jour maudit où il est passé du statut d’amoureux à l’état de reproducteur officiel.

Toute la maison s’est tue. Richard se rhabille, actionne la chasse d’eau et ouvre la porte. Il écoute le grondement de la ville, le chant d’un oiseau, l’horloge, le réfrigérateur, le grincement d’une porte. Il s’effraie de sa violence cachée.

Vendredi 25 avril 2008 (trentième semaine)

Joselle Wolson

De larges mains puissantes palpent Joselle de la tête aux pieds. Pâte malaxée, pétrie, roulée, battue. Des doigts s’enfoncent dans son dos, profondément, comme si sa chair était de sable mouillé. Le masseur est un Indien ténébreux.On dit qu’il s’enferme parfois à double tour avec les clientes pour un service particulier. On raconte aussi qu’un jour il y eut une plainte contre lui. Mais que la juge, au mépris de l’évidence, l’acquitta sans vergogne. On la croiserait de temps en temps dans les couloirs de ce salon, où lui sont réservés des traitements de choix.

Détente sous les vapeurs d’huiles essentielles. Extase. Joselle est toute prête à se donner. Son corps, déjà élastique, devient liquide. Elle respire à fond, son cœur bat plus vite. Elle est tellement heureuse. Heureuse ! Mais le grand brun la réveille  d’une voix profonde : « Mademoiselle, la séance est terminée. »  Le délire érotique trébuche. « Tant pis pour toi, se dit Joselle. C’est ma petit prof qui profitera de le geisha excitée. »

Karim El Yazidi

Fumées grisâtres dans le ciel blanc, comme des haillons fluides. Vent léger sur le canal, où les petits immeubles s’abîment en reflets changeants. Une barque bleue accrochée au quai. Karim regarde le petit pont près duquel un homme est mort ce mardi. Sous ses yeux. Jeté à l’eau par amusement, par bravade.  Noyé par une bande de fêtards au détour d’une soirée trop arrosée.

Le journaliste n’en finit pas de revenir sur cet épisode, où il s’est conduit lâchement, préférant fermer les yeux, se détourner. Il aurait dû… Il aurait dû crier par la fenêtre, descendre en trombe, courir sur le quai, se ruer sur les agresseurs, les frapper ! Mais rien ne laissait présager leur crime. Ils soutenaient le clochard, le traînaient au bord du quai. On pouvait penser qu’ils lui parlaient, qu’il était question de le dégriser. Mais ils le jetèrent à l’eau et s’enfuirent ; ça ne dura même pas trente secondes. Karim n’aurait pas pu les en empêcher.

Vendredi 2 mai 2008 (trente-et-unième semaine)

Brigitte

Blancheurs légères dans les pommiers en fleurs, dégradés soyeux sous la roseraie, roses et narcisses. La belle saison commence, malgré le froid persistant. C’est le premier jour de l’année où l’on a pu manger dehors. Parfums et éclats des fleurs, vigueur des épines et des mauvaises herbes.

C’est l’heure du thé. Dans le parc de leur villa, Brigitte et Anton sont assis avec des amis autour d’une table de jardin en résine tressée, à l’ombre des grands pommiers et des cédrats. Ils mangent les premiers abricots de la saison. Devisent indolemment. Fin d’après-midi, fin du week-end. Heures fugitives à savourer, avec une dernière sensation de bonheur, de nature, de sympathie. Décompression.

Brigitte a tout organisé ce dimanche pour détendre Anton : bouquets choisis, vins et saveurs rares, sieste de délices, thé avec ses meilleurs amis. Anton se doute que toutes ces preuves d’amour ne sont pas totalement désintéressées et se demande avec un brin d’inquiétude ce que cachent ces ruses enfantines.

Plus tard, de retour vers leur appartement en ville, coincés dans les embouteillages traditionnels du dimanche soir, ils refont l’histoire de cette belle journée, enjolivant encore le tableau de leurs impressions. Brigitte glisse tendrement sa main gauche autour de la nuque d’Anton, et le caresse de la main droite. Il est sans défense devant cette femme plus jeune que lui à laquelle il n’a jamais pu rien refuser.

« Anton chéri, dit Brigitte avec douceur, j’aimerais partir demain à Los Angeles pour quelques jours. » Étonnement d’Anton, mais aussi soulagement : il croyait qu’elle voulait le relancer pour qu’il licencie Gérard, un journaliste de sa rédaction. On ne vide pas les gens comme cela, elle ne se rend pas compte. Los Angeles ? Qu’est-ce que ça cache ? « Tu ne cours pas derrière un homme, au moins ? – Mais non, chéri. J’ai juste envie de prendre l’air. Tu as bien été en séminaire dans la baie de Naples cette semaine… J’ai besoin de quitter la ville, moi aussi. – Alors vas-y, mon amour… »

Par la vitre d’une voiture bloquée elle aussi dans la circulation,  un homme les regarde. Il ne sait pas ce qui l’émeut le plus : la beauté de ce couple bourgeois ou l’étrangeté de la blonde. 

Vendredi 9 mai 2008 (trente-deuxième semaine)

Deborah Veinstein

Tremblements soudains de la main gauche, tâches bleuâtres sur la peau, manque d’appétit… « Je vieillis », se dit Deborah, en tapotant sur son clavier. Ce soir, elle ne sent pas concernée par les dialogues amoureux. Elle aimerait bien parler d’elle-même. Elle s’invente une mère malade. Mais son correspondant détourne la conversation. C’est un brun de trente-cinq ans, assez laid: nez camus, longs sourcils fournis, une cicatrice sous l’œil.

Dehors, dans la chaleur du soir, la nuit saoule draine les derniers hibernants : consciences hébétées et muettes, corps bosselés et pâles, ils font leurs premiers pas en ville, après des mois de réclusion.

Joselle Wolson

Vingt heures trente. Allongée sur le lit, les jambes appuyées sur le mur, les yeux dans le vide, toutes fenêtres ouvertes, Joselle se détend. Repense à son petit prof. À leur différence sociale. Joselle a fait une bêtise, l’autre jour, en dévoilant à sa mère qu’il avait fait une demande en mariage. Elle voulait juste rassurer sa mère sur son potentiel de séduction, lui montrer qu’elle est encore attirante. Et lui faire partager son bonheur d’avoir un amant.

Mais sa mère a tout pris au premier degré. Elle a posé plein de questions. Bien sûr, Joselle n’avait aucune intention d’épouser ce garçon. Mais sa mère n’a rien compris. Elle n’a vu qu’une chose : qu’il n’a ni fortune ni prestige, qu’il ne doit donc pas entrer dans la famille Wolson.  Le pire à présent est que sa mère exige de Joselle qu’elle rompe immédiatement avec ce garçon.

Or Joselle, en se léchant le doigt, se dit qu'elle a passé depuis mercredi des nuits érotiquement intenses, et elle compte bien continuer.

Vendredi 16 mai 2008 (trente-troisième semaine)

Richard Darmon

Les filles sont couchées. Esther et la vieille regardent la télévision. Richard est à son bureau, suant, devant une pile de papiers : factures, lettres, catalogues. Son ventre le fait souffrir. Comme s’il était plein de lave en fusion. Il n’y connaît rien en médecine, mais il se dit qu’il couve une maladie grave. Qu’est-ce qui l’attend au tournant : attaque cardiaque, cancer ?

Il doit se débarrasser de sa souffrance. Un gastro-entérologue ? Il lui semble que la partie physique n’est qu’un masque, un symptôme. Le mal est plus profond, plus ancien. Il lui faudrait un psychanalyste, un toubib de l’âme, auxquels il pourrait confier ses doutes, ses révoltes. S’asseoir, parler, recevoir des conseils, ça le calmerait, il y verrait plus clair, ça le détendrait.

Le problème, ce sont les moutons noirs de la profession : psychanalystes incompétents, malhonnêtes, idiots. Il y en a même qui sont sourds. Il est prêt à dépenser de l’argent, mais il ne veut surtout pas être lésé. Il a déjà son lot de frustrations. « Comment, se dit Richard, trouver la personne qui me fera du bien ? Demain, je demanderai au docteur Blum. Il doit bien connaître quelqu’un… »

Vendredi 23 mai 2008 (trente-quatrième semaine)

 

Joselle Wolson

Joselle sommeille dans les bras de son amant, le cœur en paix. Bercée par le silence, par le sac et le ressac de la respiration, par la chaleur, la sueur, la fatigue. Douceur des draps moites, obscurité rassurante. Elle s’endort, elle s’éveille, dans un va-et-vient paisible. Se laisse gagner par le sommeil, soulève lentement ses paupières. S’abîme dans la contemplation d’un morceau de corps. Le sien ? Celui de son amant ? Elle perd conscience.

Brigitte

Anton a fait un marché avec Brigitte. D’accord pour qu’elle s’en aille quelques jours à Los Angeles. Mais il lui a rappelé une antique coutume courtoise pour les amoureux qui doivent subir une séparation. Autrefois on s’échangeait des portraits. Lui, il lui demande de la filmer l’espace d’une fellation. Ce n’est pas la première fois. Elle regarde l’objectif qui tremble un peu. Elle se sent salie. Objet, prostituée, actrice pornographique. C’est un jeu entre eux. Elle se sent rabaissée, mais elle aime cette humiliation. Elle préfère cette abjection à la fiction du couple Bisounours. C’est une punition qu’il lui inflige, avec un plaisir pervers, mais à la fin c’est toujours lui qui s’effondre, de fatigue, de solitude et de culpabilité.

Deborah Veinstein

Recroquevillée, la tête entre les mains, Deborah dort devant la télévision. Sur l’écran, cinq cow-boys tuent des dizaines et des dizaines d’Indiens. Ni les coups de fusils, ni les râles d’agonie, ni la musique symphonique qui couvre l’action ne troublent le sommeil de la vieille dame. Parfois, pourtant, à contretemps, son visage se raidit en soudaines convulsions.

Karim El Yazidi

Karim vit en paix. Seul, mais en paix. En paix, car seul. Un orage a éclaté, après une fin d’après-midi et une soirée lourde. Un petite pluie goutte sur le canal. Du fond de son lit, il écoute le clapotis de l’eau. « La paix profonde, philosophe-t-il, c’est non seulement de n’être en guerre avec personne. Non, le comble de la paix, c’est de n’être associé à aucune guerre. » Une voiture passe, musique à fond.

« Elizabeth, poursuit-il dans sa logique somnolente, Elizabeth se sert de moi pour régler un compte avec Gérard. Elle emprunte mon territoire pour lui balancer des bombes. Elle me drague pour lui faire mal. Mais le pire, c’est que je ne peux pas refuser de l’embrasser, je dois aller dans son jeu. Je ne peux l’empêcher de passer par là pour mener sa bataille. Je devais l’embrasser, peut-être même je devrais coucher avec elle. Pas tellement (ou pas seulement) par désir. Mais parce que le monde est si corrompu que je dois la laisser mener sa guerre à travers moi. Sinon ce serait entre elle et moi que la guerre serait déclarée. Et je n’en sortirais pas indemne. »

Elizabeth

Gérard a avalé cinq verres de whisky, et du vin pendant le dîner. Ils ont regardé le film du dimanche soir. Fait l’amour. Gérard dort. Allongée sur le dos, Elizabeth se sent collée au lit, comme écrasée par la pesanteur, comme paralysée.

Elle est dans l’effarement. Depuis ce matin, elle prend conscience que sa vie est une caricature pitoyable, vide. Elle n’est pas heureuse en se conformant au miroir qu’on lui tend. Femme fleur épanouie. Elle ne veut pas mener une fausse vie, avec un faux moi, dans une histoire écrite d’avance.

Elle a besoin d’imprévisible. Pas nécessairement d’action, ni de romantisme, ni d’aventures. Au contraire même. Mais, comme dans un feuilleton à suspense baigné de quotidienneté, elle a besoin que ses journées se terminent au milieu d’un phrase, par des ponts de suspension…

Vendredi 30 mai 2008 (trente-cinquième semaine)

Mardi

Karim El Yazidi

A cette heure matinale, au club de sport, on croise généralement des femmes. Un peu d’exercice avant une journée de bureau. Une montée d’adrénaline pour tenir le choc. La plupart vont dans la salle de musculation en torchis blanc, s’entraîner sur des tapis de marche, des escaliers, des vélos. Karim aime aller faire quelques balles sur le terrain de badminton. On peut venir sans partenaire, il suffit de prendre un ticket et d’attendre que quelqu’un se présente. Karim a le numéro 603.550. Il patiente en écoutant la musique qui sort des haut-parleurs rouges.

Richard Darmon

Un beau jour, on reçoit une épreuve venue de nulle part. Un accident, une maladie, une lettre de licenciement, un pétage de plombs, une fuite d’eau. Ou tout ça à la fois. Tout à coup, on se retrouve désarmé, vulnérable, tout petit. On cesse la fuite en avant, on fait les comptes. On s’aperçoit qu’on a bâti sur du sable, qu’on s’est aveuglé. Richard sait (ou imagine) qu’il y a un remède contre l’infortune. C’est de vivre dans une déconstruction permanente de l’existence. C’est de traquer la fausseté dans la vie. C’est de sentir notre misère. En principe, le Destin n’éprouve pas le besoin de nous rappeler ce que nous savons déjà, ni de rabaisser notre orgueil si nous mesurons notre nullité.

Le designer lumière est à pied d’œuvre, sur le palier de Joselle Wolson. Pour une fois, elle ne l’a pas fait lambiner devant l’immeuble. À travers la porte lui parviennent la voix nasillarde de sa patronne et une autre voix, masculine. Inexplicablement, il se sent jaloux de cet homme.

 

 
 
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